La Victoire

Dimanche matin, M. Marc a décidé d’aller voir lui-même. Il a pris sa moto. D’Horteuil lui a dit « entre Betton et Thorigné », M. Marc choisit d’aller par la RN12 qu’il connait mieux, celle qui l’amenait étant jeunot à Rennes de Fougères par Saint-Jean, Saint-Aubin, Gosné, Liffré, Thorigné. Lorsqu’on passait devant une laiterie perdue dans les champs, il restait cinq minutes avant Rennes. À La Victoire, après Thorigné, il y avait un musée de l’automobile. Dans une ambiance sombre et poussiéreuse, on y voyait des engins et des voitures. De Dion, Renault, tractions, peut-être un camion de pompier, Gwenaël ne se souvient plus. Le musée dépendait d’un garage et d’une station essence : la passion, la noblesse du métier. La voiture était une aventure. Aujourd’hui, le hangar est une casse. On y vend et on y achète des pièces de rechange pour des automobiles qui n’iront jamais au musée, qui ne seront jamais célébrées. La cause est entendue ! Seules quelques caravanes proposées à la vente d’occasion invitent encore à l’idée du voyage, sur un parking ouvert ce dimanche matin.


M. Marc trouve enfin la D29. Au prochain rond-point, il s’arrêtera. Il ne sera plus loin. Au même moment, Maghlout prend le petit chemin derrière la maison de Davis. Il vient de laisser Tina à la porte de son ami. Que vont-ils se dire les deux adolescents, la carpe et le lapin ? Cela ne le regarde pas. Il va vers la ferme des Gandais récupérer ses sacs. Il dira non s’ils ont des travaux. Lui s’en ira vers cette motte qu’il a découverte avant-hier, là où il a ressenti pour la première fois cette sensation de vertige, de vitesse et d’élévation. Une réalité que son corps avait vécu pleinement et qui pour lui, le marcheur de fond, était nouvelle et intrigante. Comme si des vibrations se conjuguaient et s’amplifiaient pour l’emmener soudain très haut. Il lui tarde de rediriger ses pas vers cet endroit magique. Il respire très profondément, ouvrant encore une dernière fois ses poumons, ses yeux, ses narines et ses bras dans la petite brise du matin, sur ces prairies en pente douce et à toutes les senteurs que l’air tournant lui apporte : la forêt, les cheminées des maisons, l’eau du ruisseau et la pourriture de ses berges, les gaz des tronçonneuses, l’ozone des câbles. Tournant mécaniquement sur lui-même, mimant le temps et l’horloge, il voit la matinée telle qu’elle est dans son allure égale, à la fois indifférente et soucieuse d’elle-même, de l’argile à l’angélus, de mâtines à machines, de maintenant à tout-à-l’heure, d’ici à là-bas sous l’orbe solaire, lente, la pousse de l’herbe, les feuilles qui tremblent et tombent, tombent sur la tranquille assurance des tancarvilles où sèche le linge des maisons, rouillés, salis, s’égouttant. Seules des voitures fugitives, des motos filantes vues ou entendues derrières les haies, les talus ou les barrières disputent aux oiseaux le pouvoir d’aller vite et droit, de rayer le temps parmi les tracteurs et les renards, parmi les vieux jardiniers immobiles et ce joggeur qui souffle, son œil sur le chien qui pourrait jaillir – ou bien encore cet homme, là-bas, qui hésite. Il remonte la route, une main farfouillant la poche de son blouson. Il n’est pas aguerri et cherche quelque chose dans un coin qu’il ne connait pas. – Un château ici ? Non, ça ne nous dit rien. Tihouït, c’est là-bas, vous demanderez. Pourtant Tina lui avait laissé ce mot dans l’appartement : « Prochaine étape, château Tihouït. » M. Marc sort encore de sa poche ce qu’il a imprimé de Google. Il tente de mettre en concordance la photo satellite qui date sans doute de plusieurs années, et ce qu’il voit : des haies, une grande butte de terre orange, des maisons cachées, la petite route et l’abri-bus. Celui-là dont, de façon sans doute très indirecte, il a sûrement validé un jour l’emplacement et l’élévation. Il ne s’en souvient plus et M. Marc est troublé que l’abri donne déjà des signes de vieillissement. Ce dimanche matin, les quatre-voies sont désertes. Les terre-pleins sont semés de coquelicots joyeux dont les promeneurs font des bouquets. Au pied de la colline Esat se rejoignent la rivière et les ruisseaux, au long des courants des voitures circulant à travers les champs et les banlieues, à travers les zones de hangars, les terrains vides, les parkings béants. Immobiles les caravanes, les buissons et les tentes, immobile l’invisible. Sous la lune pâle, le vieux voyage continue, un TGV hurle et traverse le sol. Un dirigeable s’envole au dessus d’un magasin, un hérisson entreprend de traverser l’autoroute dans sa largeur – il meurt peu après.