Le lotissement de la Terre

Nabab contemple son œuvre et remercie sa vie dure et chacune des épreuves qu’il a surmontées. Elles l’ont mené ici, près du village commercial La Forme à la consécration de son combat contre le travail. Il gagne car il a enfin trouvé l’idée pour le domestiquer : comprendre le besoin de la bête et la tenir ainsi fermement. Longtemps il a couru après elle, lui plaire et obtenir ses faveurs ! Tout sera facile désormais. Le travail et l’homme sont deux êtres différents qui ne s’apprivoisent pas. Il faut faire pâturer l’un ou l’autre, Nabab a compris lequel. Il contemple son lotissement, sa cité ouvrière mobile. La septième caravane de sa « brigade » est désormais en place. Bientôt les candidats se regrouperont à l’entrée du parking. Nabab repense à cet homme, Maghlout, le premier qu’il avait croisé en arrivant autour de Rennes. Voilà, comme promis aujourd’hui il lui raconterait volontiers son histoire. Mais c’est trop tard, comprend-il, il n’y a plus d’histoire à raconter maintenant qu’il a réussi. Autant raconter l’histoire du monde ! Nabab regarde autour de lui et réalise soudain qu’il est au centre d’un vaste silence. Au milieu d’un monde gelé. Par ce qui doit être un extraordinaire hasard, les routes sont désertes. Il se surprend à compter dans sa tête un, deux, trois, quatre… La circulation reprend. Rien n’est plus vide. Á l’écart, Martin et Guillaume ont mis les cales sous les roues de leur Promenade. Les deux sont garés côte-à-côte et tête-bêche. Ainsi leurs salons se font face et, tendant une bâche, ils ont pu se faire une terrasse, commune et privée à eux deux. Guillaume débouche son blanc, Martin son rouge. La poule est dans le pot et mijote sur un gaz tandis que dans l’autre camion le riz bloubloute. Les deux anciens collègues ont décidé d’être traditionnels ce dimanche midi, de s’inviter comme à un repas de famille. – Je pense partir sur Saint-Malo dit Guillaume. Ou la Normandie, la Seine. J’ai envie de voir l’Angleterre. Au nord, ça bouge. – Sinon, je retournerai vers le sud, dit Martin. Ça bouge là-bas. – Il y a aussi cette môme qui voulait que je l’emmène… – Et moi ma femme. Et le Pont-Lagot ? – C’est terminé pour moi. Ils vont passer au très gros truc maintenant. Je laisse ça aux spécialistes. On a mis des petits bâtons de bois dans le sol et une marque de peinture orange dessus. Suivant les courbes et les pentes calculées pour absorber l’énergie, comme on ferait pour un circuit de course, ici sans tribune mais avec des zones de nature à conserver. Sur la carte, Rennes aura ainsi une forme plus aérodynamique entre Paris et Brest. Un premier bulldozer va régler soigneusement son azimut et zou, ce sera parti pour le Grand 8. Juste derrière lui, il y aura les arracheurs d’arbres. Ce sera rapide, ils n’ont pas eu le temps de prendre beaucoup racines. Cette couche d’humus sera vite évacuée et avec elle partiront des plastiques, des cartons et du papier journal, des couvertures mitées, des fringues oubliées, des livres, des capotes, des canettes vides, des lacets de chaussure et plein de choses encore dont personne ne prendra soin de faire la liste. Ensuite, on « bougera la végétale » pour l’amener là où la nature devra pousser. Puis ce sera le tour des scraps et des rouleaux. Alors l’ensemble du site deviendra lisse et prendra la teinte orange de la terre en chantier. Ce sera un vaste trou dégageant l’horizon, béant vers la tranchée déjà prête à travers les champs, vers l’ouest, par dessus le ruisseau. Une immense plage à modeler aussi facilement que du sable, un rêve de gosse. Collines à percer, vallons à combler, montagnes à construire et tout pourra encore se refaire autrement demain.
– C’est fantastique ! Quand je repasserai ici, un jour, conclut Guillaume, je ne reconnaitrai plus rien. Je ne saurai même pas me souvenir de l’endroit où j’ai vécu ces derniers jours. – Ça te met en joie ! T’es quand même curieux…, dit Martin. On n’est pas d’accord, hein ? – Pas souvent, non. – Quel drôle de hasard qui nous a mis ensemble, hein ! Ils discutent ainsi autour de leur repas. Martin est de plus en plus mélancolique. Lui et Guillaume ont toute une histoire commune mais des réactions différentes. Ils ont partagé des moments, heureux ou difficiles, voire une même attention à certaines valeurs : le respect, une solidarité, la franchise. – L’honnêteté, oui. Avec des pensées dissemblables. Tout a pris un sens nouveau depuis la fin de Promenade et Martin avoue que, pour sa part, au moment du solde, le compte n’y est pas. Il a trop laissé derrière lui. Femme, enfants, son métier et l’usine dont la philosophie lui convenait bien. – Bon, la famille, le travail et la patrie, quoi !, rigole Guillaume. Conneries que tout ça. – Non, ce n’est pas ça, le reprend Martin. C’est ce qu’il y a entre. Ce qui fait le lien et qui permet justement de ne pas ériger ces conneries en valeurs. Tu vois, ma liberté, elle est avec les autres. Elle existe dans les rencontres, les relations, comme celle par exemple que nous avons ensemble. Mais Guillaume n’accorde plus d’importance à ce qui cimente. Il n’a pas une si haute opinion de lui-même : – Ce qu’il y a entre, c’est devenu compliqué. Ma liberté, je ne la conçois pas comme un liant. Plutôt une eau qui coule, limpide, vive et indépendante. Et je la défend farouchement !, bien que j’en ignore la source. Si elle rejoint une autre eau vive, bon… Tu vois Martin, il ne faut pas se tromper de combat. Et je n’ai pas peur d’être incompris. Je n’ai même pas peur d’être sans le vouloir avec les salauds… La fraternité, ça ne se met pas en loi. – Je sais que j’ai tort parce que je m’entête à vouloir que ça colle comme du temps de Promenade… – Non, tu as raison, les gens, c’est important. Tiens regarde, entre moi et Tina… voilà. Quand ça arrive la fraternité, eh bien tant mieux. – Et entre nous deux ? – Oui, si tu veux, oui. – Ça t’aurait écorché la langue de dire amitié, hein ?, réplique Martin en remplissant les verres pour une nouvelle tournée de vin. Puisqu’on est aujourd’hui ensemble, fêtons ce moment. – Tiens, regarde qui s’amène ! Je suis méfiant de ce zigue avec, comment disait mon grand-père déjà ?, son nouveau phalanstère ! Rires. – Vous auriez bien un coup, les gars ? Salut Guillaume, je t’avais bien dit qu’on allait se revoir. Vous venez pour l’embauche ? Nabab est venu voir. Il cherche des gars d’expérience pour sa colonne, des gars pas bêtes. – Ça y est, j’ai ma brigade et j’ai pensé que… – Internationale ?… – Hein ? – Une brigade internationale ? Il ne sait pas (rires.). Laisse tomber, Nabab. – Ah oui, ça, internationale elle l’est : des Indochinois, des Yougoslaves, des pieds-noirs, des… – Laisse on t’a dit. Tiens, prends un verre de vin et instruis-toi.


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