Sous le teepee

On ne choisit pas le lieu où se croisent soudain des chemins, on ne sait pas pourquoi tout à coup un lieu paraît vrai pour une rencontre. Mais un teepee se dresse et tout le vaste monde connu ou inconnu s’invite là. Il se réduit en quelques gestes ou en quelques mots qui juste auparavant ne signifiaient rien mais qui prennent alors, ces mots et ces gestes une résonance heureuse, comme l’écho plein de bonté sortant du luth d’un prince musicien. L’endroit béni ce soir est dressé au Château, bricolé, épaulé aux placos et tenu par quelques branches plantées dans le sol. D’anciennes toiles sont jetées dessus et on s’assoit sur les duvets. Un feu est allumé. Toutes les histoires sont dites. Les Terre-pleins sont racontés. Maghlout annonce à Tina : – Je t’emmènerai demain chez Davis. Ma mission se termine ! – Et que ferez-vous ensuite ? Tina est impressionnée par le vieil homme qui met un temps infini pour répondre à sa question. Que voit-il dans ses yeux perdus ? Encore une autre immensité, des chemins possibles, d’autres déserts, d’autres Gibraltar ou bien peut-être rien du tout. S’asseoir à nouveau parmi les genêts, se lever, marcher, dormir. Ou partir en mission, échanger des histoires, croiser des gens, ce mélange de tout et de rien qui est aux yeux de Tina une grande connaissance qu’elle est loin de posséder, croit-elle. – Attendez ! Je ne sais pas si j’irai oui ou non voir Davis demain… Maghlout est devenu très attentif. Il fixe ses yeux sur Tina et dit après un moment : – Il est certes plus difficile de dire oui que de dire non. N’est-ce-pas ? Tina est touchée, le sorcier a visé juste. Elle le regarde et le voit sous un jour bizarre. Sa silhouette se découpe sur le fond noir-ardoise de la nuit, comme un décor de carton. Le monde qu’elle veut voir n’est peut-être qu’un trompe-l’œil, soigneusement dessiné autour d’elle, et cela depuis qu’elle est petite ? Un monde uniquement fait pour être vu de loin, une construction et le vieux en ferait partie lui aussi ? Et tous les gens étranges qu’elle a croisé ces jours-ci, ils ne seraient que des panneaux, sortis un peu en avant du décor pour donner l’illusion du relief… Sauf qu’elle éventera le truc ! Tina se lève et s’approche, elle se penche derrière les silhouettes de Maghlout et de Julien et elle regarde dans l’interstice, là où on doit pouvoir voir le futur, le réel et la réponse à cette simple question : que feras-tu demain ? Elle recule, effrayée. – Je ne sais pas… Je veux bien. Vous m’embrouillez ! Elle ose regarder à nouveau Maghlout. Ce n’est pas un masque qu’il porte c’est bien son visage, il est toujours aussi attentif à elle. Pourquoi a-t-il cet air comme si sa vie dépendait qu’elle aille ou pas revoir cet ancien copain de classe ? – Je veux partir, se reprend-elle. Sinon je n’aurai plus le courage, ce sera pour jamais. Et son timbre de voix s’affermissant : Je ne veux pas être embarrassée par ce qui est important. Important pour les autres, je veux dire. Je veux continuer à dire oui ou non sans effort. Les rides de Maghlout ont disparu. Il sourit. Elle dit : – J’irai demain chez Davis. Mais elle pleure. Après un silence : Petite princesse !, appelle doucement Maghlout, ému et ravi de sa rencontre. – Petite princesse qui dit oui ou non quand ça la chante, tes caprices expriment quelque chose de plus profond que tu ne l’imagines. Et je me sens proche de toi, comme l’avait prévu Davis. Lui, c’est un Petit Prince, tu verras. Il lui manque un peu le sourire, c’est dommage. Un ami à moi a écrit tout un livre là-dessus, un livre sérieux, triste et complexe mais d’où il ressort enfin qu’il n’y a rien de plus précieux que le sourire… Mais dis-moi, reprend-il, est-elle importante la dernière feuille de l’automne ? Est-ce un évènement quand elle décroche de la branche, qu’elle virevolte quelques secondes et rejoint bientôt le sol ? Alors c’est terminé, l’automne est fini. Je te parle de cette dernière feuille, j’aurais pu évoquer la première ou aussi bien toutes celles qui sont tombées. Des multiples choses se produisent comme ça, n’est-ce pas ? De tout petits évènements qui ressemblent à des oui ou des non de princesse mais revenons à notre feuille : sa chute n’a pas d’importance, elle n’a pas choisi d’être la dernière. Si tu crois cela, Tina, alors tu vis dans un paradis. Car rien n’a d’importance dans un paradis, il ne s’y passe aucun évènement. En fait, on n’y vit pas. C’est d’ailleurs un monde sans devenir, sans homme ni femme, sans feuille… Belle parole, n’est-ce-pas ? Mais considère ceci et tu auras la réponse à la question que tu posais tout à l’heure, sur ce que je ferai demain et toi sur ce que tu feras bientôt : dans une utopie au contraire, tout évènement a une importance, y compris ma petite feuille : elle a vécu sur l’arbre, elle est emportée par le vent, elle se décroche, s’envole et tout est encore possible… Tout comme ta visite à Davis demain matin, elle fait partie de l’utopie. Si tu le veux, conclut Maghlout. Ton voyage t’a montré cela, n’est-ce pas ? – Ce serait ça, oui ? – Je te connais désormais, je t’ai reconnue ! Tu as une nature heureuse et libre : cela, crois moi, rien ne pourra jamais l’égaler. – Ainsi vous me dites qu’être intelligent et être heureux, c’est la même chose ? – Je le crois, je le crois ! – C’est ce que je veux aussi, oui… Mais j’ai trouvé que c’est une façon bien solitaire, jusqu’à présent… Silence. – Oui, admet le vieux. – Mais alors, les rencontres ? – Parvenir aux rencontres est la solitude, ose Maghlout. Un passage, vers la vie, vers les autres puis encore vers la vie. Chacun a son pas, chaque pas a ses détours. – Je commence à comprendre… Mais il y a tellement de choses que je ne comprends pas en moi. Je ne me connais pas, c’est effrayant, toute une partie de moi m’est inaccessible ! – Justement dans l’utopie : le clandestin qu’on porte en soi et les espaces intérieurs qui nous arpentent sans cesse, ils se font soudain sourire. D’un coup alors, ni dérision ni complainte ne sont nécessaires. – C’est sûrement difficile… Et pourtant, ça me paraît simple aussi maintenant, après cette semaine… – Mais je suis vieux, tu es jeune ! Pour toi le meilleur chemin maintenant, ce sont les rencontres, c’est le Monde, c’est ce que tu es venue chercher. Profite bien de ce moment. Car entre la vision et la compréhension, il y a un espace heureux, un temps béni. Après, on ne voit plus. Il faut désapprendre et c’est difficile… Je n’y parviens plus que peu. Silence. – Ah, mais il faut que je te dise aussi,  reprend Maghlout, je t’ai trompée : il y a des feuilles d’automne qui ne tombent pas. Certaines restent accrochées comme s’il fallait qu’elles témoignent d’un automne à l’autre.


Mais klaxon !, klaxon ! Au loin se rapprochent encore deux ou trois coups stridents avec effet Doppler et bientôt le bruit d’un moteur qui a hâte d’en finir et les cris délirants d’un désir fou encore en marche : le Capitaine Fracasse rentre chez lui. La 205 fait irruption et hoquète en freinant brusquement dans la boue. Le moteur s’arrête, les phares restent allumés. Déjà la portière est ouverte et le Capitaine surgit. Il hurle : – Ma caravane ! De détresse, de rage, de désolation et d’une immense frustration, un nouveau cri est rempli : – Ma caravane ! Idiot, triple couillon ! Où est ma caravane ? Le fantomatique directeur de cirque erre sur l’emplacement vide de son rêve et crie encore : – Je vais te tuer ! Julien fait un pas en avant. – Écoute… – Tu l’as vendue, tu l’as fourgué contre quoi ? Non bien sûr !, tu t’en es simplement débarrassé, hein ? Couillon de fils, elle était encore à moi cette caravane ! Ah !, Karamazov ! Mais, sentant du coin de l’œil la présence des étrangers, le fantôme passe avec aisance de la colère à un ton plaintif. Julien est cloué sur place. – Tu me pensais mort ! Un bon à rien, l’arme à gauche… J’ai économisé ma vie pour ma caravane, c’était tout ce qui me restait. Tu me mets à la retraite ! Ah oui drôle, drôle de façon d’accueillir un père chez lui… Et c’est qui tout ça, hein ? Silence. Il dévisage la nuit de son œil double et le comédien prend encore une autre pose, le sourire aux oreilles lorsqu’il reconnaît Tina : – Mademoiselle, vous êtes donc là ? J’en suis content ! Vous avez trouvé mon logis, je vous en félicite, il n’y a pas à la ronde meilleur hôtel ! Il y manque juste une chambre, la mienne mais enfin, je vais la retrouver, n’est-ce-pas mon fils ? Silence. – Et celui-là, c’est ? – C’est Maghlout et… – Apporte à boire. Dans le coffre de la voiture. Julien y va mais avant qu’il ait pu refermer le coffre, son père est soudain à côté de lui et le menace en lui chuchotant à l’oreille : et maintenant, souviens-toi bien où est partie ma caravane, sinon… Puis, plus haut afin que tous entendent, d’une voix enjouée : – Allons mon fils, sacré Camus ! Va, laisse un peu avec cette caravane, tu veux ! Nous en reparlerons. Je suis bien content de te revoir… Amusons-nous ! J’ai d’immenses projets, tu sais ? Il faut que je vous dise cela. Oui, à vous tous et à vous particulièrement mademoiselle, car vous êtes du voyage ! Vous souhaitez voir le monde, n’est-ce-pas ? Hé bien, je vous en offre toutes les routes ! Je vous offre le rêve… Tina n’en peut plus, elle éclate de rire en chantant Hey Mr Tambourine man, in the jingle-jangle morning I’ll come following you. Continuant sur le ton badin dont elle comprend que c’est le seul qu’entend le Capitaine : – C’est que voyez-vous, j’ai déjà des engagements. Monsieur m’emmène demain matin… – Comment, comment ? Monsieur est dans le cirque également ? – Non !, il s’occupe de mon âme. – C’est pareil !