Tuer le père

Célébrer le scooter, chanter du rock’n’roll. Se mettre propre, sur soi, se saper sharp. Choisir une guitare brillante, une caisse flashy et un micro inox. Pour les paroles, trouver les mots qui riment avec Elvis. Puis tous les synonymes de pénis. Jouer du calembour et, « Presse-les ! » dans le pantalon, enjoindre les garçons à bousculer les filles qui n’attendent, parait-il, que ça. Rêver plus que vivre, marcher toujours comme à Memphis, droit et roulé. Fumer de la frime. Évoluer parmi les posters et les pochettes. Ne jamais casser les miroirs, garder de près les flatteurs, virer les autres de son nuage. Vivoter le reste du temps. Risquer de misérables coups dans de misérables rixes, maintenir un semblant de banane sous le bonnet, à l’usine. Pour gagner un peu de fric, une autre bagarre. Cacher ses tatouages, cirer ses pompes le jeudi et manger souvent de la Mousline. Merde, quelle merde ce fut… Le sexe toujours après les bières, l’anglais braillé à tue-tête sans y comprendre quoi que soit d’autre que la provoc' et l’idée de baiser plus qu’à son tour – l’idée seulement et le mime sur scène.

Bon sang… Je n’ai aucun mal à mettre des mots durs sur tout ça. À l’époque, avec les copains, j’aurais déjà cogné sur le clapet d’un mec qui se serait permis d’en dire la moitié. Un peu de sang collait bien à notre image, on trouvait. Sauf à Paris quand on y montait rêver aux bécanes, claquer nos thunes dans les blousons et de la fringue, baver aux disques d’import. Là, nous rasions les murs : nous étions des minets pour les cats de Paname, fallait faire gaffe aux rencontres. Aller à Londres, ça c’était le rêve. Avant le paradis, un jour, d’aller en Amérique !

J’irai jamais en Amérique. J’irai pas au paradis. J’ai trop croisé de putes dans ma vie pour me laisser une chance – sauf toi mon ange. J’ai trop croisé de fils de putes et moi je ne croyais qu’au rock’n’roll, enfin je croyais que ce qu’il disait était vrai. Juste et vrai. Je le crois encore mais autour de moi tout le monde triche. On truque le monde et on truque le rock’n’roll, c’est pareil. Oui, c’est pareil ! Ne pas respecter une illusion, alors que le monde n’est qu’une vaste blague triste, c’est pas straight, c’est pas recta. Bon, en même temps, c’est comme ça, faut s’y faire. Enfin, j’aurais pu ou dû m’y faire, hein ? Mais non.

Maintenant je t’écris, ma fille. C’est possible que ce soit la dernière fois, mon ange. J’écume, j’ai la gorge sèche, tout m’est refusé. À part crever. Là, à l’infirmerie – et ça n’est pas la Saint James, je t’assure. Bon, c’est comme ça comme je te disais, mais cette fois il faut que je m’y fasse. Vraiment.

Tu sais que j’ai chanté encore l’autre soir ? Avec le groupe des Tocards, ici. J’ai repris une des chansons d’oncle Didier, en souvenir de lui. Ce n’est pas moi qui tenait la guitare, je chantais juste. Ça valait l’hommage, au vieux tatoué ! J’ai eu plus de chance que lui. Lui a pris l’héroïne, sans appuyer sur pause, moi j’ai eu la chance d’avoir de temps en temps une dose de prison pour me sevrer de temps en temps des amphés et tout ça. (Touche pas à l’héro, bébé soit heureuse, éclate-toi mais touche pas à ça. Ni dieu ni maitre, ni héro ni héros.) Mais cette fois je suis crevé. C’est finalement arrivé. Mon sang suit plus, les trois thérapies non plus, les muses m’abandonnent sept fois. Aucune maladie n’est plus rock’n’roll que l’autre. J’aurai pas de crise cardiaque sur scène, j’aurai pas de crise fatale de foie. Juste plus d’immunité et un bon cancer. Cette maladie-là, toute conne et toute prolétaire, c’est la mienne. J’y crois, j’en fais mon rock. Elle ne triche pas trop. Moi non plus je ne triche pas (tu sais que je suis aussi Cash que Johnny :)

Daniela, écoute-moi, déconne pas, promets-le moi : tout l’argent que tu as gagné avec ta chanson, dépense-le mais fais-en du concret, achète autre chose que des copains ou des trucs malsains. Les copains, c’est gratuit, la vie, non. Tout comme, disons, un braquage : l’adrénaline, le dévouement, l’action, l’argent qui passe de main en main, ok. Les copains qui t’aident ou ceux qui te mettent en retraite, ok aussi. La bagnole, la maison, manger, les factures, l’alcool et les gosses… Bon, bref.

T’as dû en gagner plein d’argent, non ? Ça m’avait fait tant de plaisir le jour où les collègues de cellule m’ont dit

– Hé, on entendu Daniela, ça passe en boucle, dehors. Daniela, c’est bien ta fille, hein ?
– Ah ouais ?, j’ai dit. Je le croyais pas.
– Ben écoute, ta fille elle a l’air sociable et… cool.

Mais j’ai jamais pu l’entendre bien correctement ta chanson, Daniela, excuse-moi, je suis désolé, navré. Une fois, ils me l’ont fait écouter mais c’était en fond, un peu de loin… Mitterand passait encore à la télé, on regardait tous et alors Fred a crié, je m’en souviens

– Écoute ça, Rocky. Elle est mieux que Piper Alpha ta Daniela !

J’ai pas tout compris, c’était tard le soir et j’étais naze. Il faut comprendre la vie de ton père depuis un an. La radio, maintenant pour moi, c’est soit celle des matons, soit celle des poumons tu comprends ? J’ai pas bien saisi mais je crois que tu avais une belle voix : est-ce toi qui chantait ou un copain ?

J’espère que tu as d’autres chansons encore à passer à la radio. Ou que tu prépares un nouveau disque. Avec ces musiciens j’espère. Parce que tu sais, en musique, faut être fidèle à ses musiciens, à ses copains, à sa bande. Il faut créer son monde. L’imposer aux autres cons. Que ça n’ait pas marché pour moi, ce n’est pas une preuve. Il faut aller de l’avant. Rappelle-toi, toujours droit devant. Comme le rock’n’roll. Aller vite.

Ta mère elle courait. Je n’ai même jamais su me tenir à sa hauteur. Elle a fait tout très vite, m’avoir, t’avoir, s’avoir et les avoir tous en fin de compte ses crédit-débiteurs. Moi je ne lui en veux aucunement, note-le bien. Elle était sur la route, tu vois ?, et j’y étais aussi. Tu y est née, c’est le destin. On nait toujours sur une certaine route. Aux carrefours, on bifurque, on fait des rencontres, on pactise. Après on jouit et on finit tous à Memphis à ce qu’il parait. Ou dans le désert, parmi les pelles mécaniques comme dit une autre chanson. Moi je serai bientôt avec Elvis. Je souhaite que ce soit pareil pour toi.

Bon, Daniela, voilà que je chiale. C’est con, mais… Ce n’est pas ça l’important, Daniela l’important c’est que le rock’n’roll est romantique. Voilà, c’est dit. C’est écrit même. Je le comprend là, maintenant, je ne sais pas trop pourquoi. Mais si ça doit être ma dernière parole, hé bien je suis volontaire,

Be romantic, Daniela.

Ton père.

Couverture du recueil Bonnes Nouvelles

Couverture du recueil Bonnes Nouvelles