La vitrine éclatée ou comment monsieur Bazeilles fit son entrée dans la littérature

Je suis certain de la chute de toutes les fictions dans lesquelles nous avons vécu jusqu’à ce jour. Cioran

(Afrique coloniale française, 1957.)

Marcel Proust et Hugo, en leur Pléiade, bouchaient la fenêtre des WC derrière le comptoir. Des piles de livres de poche protégeaient un peu la partie neuve de la Librairie Parisienne qui avait résisté à l’obus de mortier, hier en fin d’après-midi. Une bonne partie de la nuit, la pluie avait passé par le trou et battu le parquet. Et puis, des hyènes étaient venues renifler le papier mouillé.

On avait mal dormi.

Un petit détachement de militaires passa tôt après l’aube. On fit du café et la discussion soulagea ceux qui avaient passé la nuit dans la librairie : Mme Juliette Bazeilles (la femme de monsieur Bazeilles, libraire, dont on n’avait plus de nouvelles depuis avant-hier), Mlle Couves la caissière tant aimée des clients vieux jeu, Albert et Moi, les deux manutentionnaires et enfin M. Fernand Balma, le commercial-comptable de la petite entreprise. Les quelques tirs de mortier de ces derniers jours laissaient perplexes. Isolés, sans stratégie évidente, ils n’en étaient pas moins inquiétants. Était-ce une alerte prise au sérieux, quels ordres avait la troupe et comment allait Mme la Générale ?

Le sergent ne voulut rien dire. Il ne rassura pas.

Durant la matinée, les trois hommes de la Librairie Parisienne dressèrent de nouveaux murs de livres. Les illustrés avaient été placés en bardage contre les collections de petit format, tenues par des bandes adhésives de colis. Tout le stock et n’importe quel auteur étaient employés, au même titre que les écritures comptables : le muret et les hâtives défenses d’hier avaient été en quelque sorte maçonnés, avec cependant une meurtrière par où l’antique tromblon de M. Bazeilles, qu’il tenait de son arrière-grand-père qui avait fait 70 avec les troupes de marine (la Coloniale, nom de Dieu !), pouvait être mis en batterie. Mais personne ne savait le charger. Un militaire le fit tout en recommandant de s’approcher le moins possible de cette source d’explosion.

On avait par ailleurs placé deux grandes armoires de côté pour que Mme Juliette et Mlle Couves puissent dormir un peu la nuit suivante. La troupe se serrerait sous le bureau qui ferait une bonne casemate. Le reste du mobilier épaulait la muraille de livres et formait une barricade côté remise. Car quelqu’un avait fait remarquer qu’il n’y avait aucune raison sûre à n’orienter la défense que sur la vitrine et la porte : les assaillants n’auraient peut-être pas la politesse d’entrer par là et ils pouvaient aussi bien passer par derrière.

À quelle heure viendraient-ils ces rubénistes ? Par où descendraient-ils en ville ?

Et reverrait-on M. Bazeilles ?

À midi, Mlle Couves alla chercher des provisions chez les uns et chez les autres. Tout le monde avait décidé de tenir la librairie aux côtés de Mme Bazeilles. Fernand Balma se permit d’ouvrir une bouteille pour le repas.

Mlle Couves rapporta que le grand débat dans la colonie portait sur l’heure de l’attaque : l’après-midi ou bien en pleine nuit ? Il n’était pas facile de distinguer dans l’agitation, certes un peu inhabituelle, ce qui relevait sûrement de l’insurrection proche. Néanmoins, des signes avant-couraient, c’était sûr : le Casse-Figure par exemple, un théâtre situé à une centaine de mètres seulement et devant lequel Mlle Couves était passée en courant sous les invites les plus diverses, était déjà ouvert à midi, ce qui était exceptionnel. Des « assemblées générales » s’y enchaînaient depuis des jours, on y faisait table ouverte semblait-il pour les indépendantistes. C’était à l’évidence un poste avancé de la rébellion − seule la police semble l’ignorer !, clama Albert. Si ça se trouve, le pétard avait bien pu venir de par là-bas…

On en était là lorsqu’une silhouette se présenta à côté de la porte, ses semelles faisant crisser les débris de verre de la vitrine. Le monsieur ouvrit néanmoins le cadre vide de la porte, et fit ainsi tinter la petite clochette. Il ôta son chapeau mou.

− Monsieur ? − Eh bien, je viens… Enfin, est-ce maintenu ? − Mais, quel jour sommes-nous donc ?, lança Mme Juliette. − Mercredi, lui fut-il répondu.

Le jour du salon ! Le salon littéraire qui se tenait chaque mois à la Librairie Parisienne.

− Mais bien sûr, entrez !

Mme Juliette avait réagi sans réfléchir, avec une évidente candeur et sans convenance. Elle avait le caractère un peu bête de la commerçante de luxe (car elle s’était persuadée que vendre des livres était un commerce de luxe) : ce ne seraient pas ces petits événements qui empêcheraient la tenue du salon littéraire de la principale librairie européenne de la ville. Et cela une fois dit, un peu en l’air, de la fierté doucement nationale, un peu chrétienne et saint-cyriste (un retour de sa famille en l’absence de son époux de libraire) lui fit tenir bon cette résolution. Le salon aurait lieu aujourd’hui, presque-noblesse oblige.

On y tint comme d’habitude des propos littéraires.

Les assiégés discutèrent ce jour-là du dernier livre de M. de Richaud, L’Étrange visiteur, ainsi que de on ne sait plus qui, tant on se félicita de la pertinence des interventions du jour. Car en secret, chaque habitué poursuivait pendant le salon (mais surtout avant et, pire, après) le Graal de la Lecture : aboutir à rien de moins, en somme, que le prière d’insérer parfait. Celui qui scellerait à jamais la postérité du livre, celui que l’éditeur lui-même jalouserait, celui que reprendraient sans en changer une virgule les journaux de France − si jamais le propos sortait un jour du cercle de la petite société de ce mercredi colonial. Pour les professeurs, cas à part, le but de l’exercice était de parvenir à montrer l’horlogerie et le ressort du texte grâce à l’agencement soigneusement ajusté de théories, celles-ci importées la veille tout juste de Métropole ou de Berlin.

Du monde entier, on n’en parlait pas. Sans doute par manque de temps.

L’homme au chapeau mou, un dénommé M. Léonard, s’avéra plutôt timide mais sans affectation. Son intervention sur le Pays où l’on n’arrive jamais, ou même sa connaissance de la revue Caliban dévoilèrent un lecteur averti et sensible. À noter que Albert et Moi participèrent pour la première fois au salon littéraire de la librairie. Mme Juliette était plutôt fière de leur avoir dit de rester. Elle tint également à préparer elle-même le thé.

L’après-midi finissait. M. Léonard s’en alla en assurant qu’il reviendrait une prochaine fois. La nuit et donc l’attaque cette fois s’annonçaient bel et bien maintenant que le salon était clos. L’heure redoutée ne pouvait clairement plus être tenue loin des esprits. On ne distinguait qu’à peine l’autre côté du boulevard. Seuls les chants et les exclamations provenant du Casse-Figure situé dans une rue perpendiculaire au boulevard faisaient que chacun, malgré lui, se disait : « Il reste encore un peu de temps. Le silence annoncera l’arrivée des rebelles. »

Mais entend-on le silence ?

Le Casse-Figure faisait rire, encore. Aujourd’hui comme les autres jours. Pour combien de temps, pour combien d’heures ? Son propriétaire, Aimé Beat-Beat, l’avait appelé ainsi parce que, n’étant pas à son coup d’essai, il savait bien qu’un lieu aussi désordonné ne pouvait que lui apporter des ennuis à court terme. Cette poussée de fièvre populaire passerait elle aussi ; il y aurait des rétorsions. La petite affaire s’y « casserait la gueule », d’où le nom.

Le café-théâtre était en tôle derrière la façade. Lorsqu’il n’y avait pas de spectacle sur la scène, on l’improvisait aux tables en buvant beaucoup. Et, lorsqu’il y avait spectacle sur la scène, on buvait beaucoup quand même. Les amuseurs et les artistes s’y donnaient le tour. On y jouait des saynètes ouvertement anti-blancs, on y débattait de l’après-départ, on y cassait du colonel, du ministre et du gouverneur. L’impertinence irait forcément aux limites du toléré, et ce sous peu. Mais les habitués riaient et le chamboule-tout continuait. Même, sous le défouloir et la caricature, certains sérieux y trouvaient sérieusement de quoi espérer car, en fin de compte, ça tenait − mais les gens tristes et sérieux trouvent toujours de quoi ne pas rire. Seuls les adeptes de la dérision, dont Aimé Beat-Beat faisait lui-même partie d’ailleurs, n’attendaient que plaisir de ce Casse-Figure sans avenir.

Ainsi donc, les clameurs du monde s’écrasent ce soir contre la muraille de livres de la Parisienne.

La nuit est venue, sans aucun partisan sous son aile. Les agitateurs improvisés du Casse-Figure, repus, gorgés de discours aussi définitifs que des quat’ de couv’ ont renoncé à rameuter la populace. Il sont rentrés chez eux en attendant une occasion plus marquée. Seul le vin aura coulé, il n’y aura pas de révolte cette nuit : l’obus de mortier restera sans descendance.

Aimé Beat-Beat a réuni autour de lui ses amis proches et ils sont partis sur le fleuve. Que ce soit ce soir ou demain n’a que peu d’importance pour eux. Ils anticipent chaque jour de leur vie le grand éclat de rire qui engloutira tout. La douceur de la nuit les enveloppe. Cette nuit qui passe sans trouble. Tout revient à l’ordre et M. Bazeilles s’en retourne chez lui.

C’est le petit matin.

Les rues sont vides.

Monsieur Bazeilles s’arrête à l’entrée du boulevard. Il regarde de loin sa libraire éventrée, ouverte au vent. Un saccage, triste comme un jouet cassé. Quelque chose d’inutile dans le reste qui tourne et qui avance. Un frisson saisit le libraire. Il serre contre lui le numéro du Magazine où enfin il a pu placer une critique du Pauvre Christ de Bomba et l’évocation, en un court article passionné, de ceux que M. Bazeilles aime, ceux avec qui il a décidé de refaire sa vie : les petits jeunes noirs du Casse-Figure qui écrivent leur temps.

Ils écrivent leur temps et le monde entier aussi.

Ils savent rire. S’indigner, voir la grande dérision, pleurer. Et rire.La Librairie Parisienne va doubler le mauvais cap. Elle saura, grâce à lui, diffuser toutes ces nouvelles voix qui mettent à terre les anciennes fictions, celles qui font qu’on roule encore sur de vieux schémas. M. Bazeilles s’engage dans le boulevard et s’arrête à l’endroit où il y a du verre sur le trottoir : il jauge de quelques longs regards étonnés l’impact de l’obus. C’est impressionnant. Il n’y croyait pas vraiment lorsqu’il avait tiré d’un coup sec la ficelle du mortier, il y a deux jours. Une telle précision ! Des dégâts impeccables ! Les jeunes canonniers, qu’il avait pris pour des gais-lurons, eh bien c’étaient des experts : M. Bazeilles a devant lui sa vitrine éclatée exactement comme il la souhaitait.

Plein d’entrain, il pousse la porte imaginaire de sa nouvelle vie. La petite clochette retentit lugubrement.

Toutes les lampes du magasin s’allumèrent. M. Bazeilles vit avec stupeur le camp retranché. Il tenta de se protéger la tête avec le pauvre magazine. De derrière une pile de livres scolaires, Mme Juliette mit en route le tromblon de l’aieul et, miracle, après quelques secondes, le coup parti. M. Bazeilles, blessé au ventre, chancela et s’accouda sur les livres empilés. Ça faisait mal, subitement. De plus en plus mal. Son sang gouttait rapidement, il maculait des Guilloux et des Beti. Grenat sombre sur les couvertures mais rouge brillant sur la blancheur des pages quand il s’insinuait dans l’épaisseur des livres, le sang était bu peu à peu.

Et voilà comment M. Bazeilles fit son entrée dans la littérature.


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