Là eussent dû être des amis

Pour Nicolas Giacometti.

Samples de J. P. Jacobsen 1

Là eussent dû être des amis

De ces grands amis d’un jaune pâle.

Ils eussent dû se tenir accoudés au comptoir, silencieux, laissant négligemment descendre leur délicat visage vers les ornières du plancher.

Et donnons-leur le subtil et fugace parfum de la compassion, chaleureux comme celui de pensées conçues en leurs rêves. Ou encore eussent-ils dû être tapageurs, ces amis ?

Peut-être.


L’action pourrait se dérouler au sein de la Petite Passe tranquille, maison dont j’ai déjà eu l’occasion d’écrire ailleurs la vie, la mort, l’étrange existence que nous y avons menée. Il faudrait peut-être réaffecter l’endroit, lui donner quelques détails pour en faire un décor qui vaille le coup.

Un lieu-besoin pour un théâtre-proverbe.

De la même façon, des personnes auxquelles nous pensons, il s’agirait de n’en prendre qu’une partie, de telle sorte qu’ils puissent devenir des personnages de théâtre-proverbe, et pas plus. Surtout pas plus.

Ainsi dessiné le lieu, ainsi réduits les acteurs.

Nous pouvons imaginer : c’est bien peu de choses, eu égard au résultat visé.


Tout est gris et vert, une longueur de zinc, comme un quai vide de Recouvrance, endroit sec où des auréoles feraient souvenir, où tant sont venus, d’où tant sont repartis, à Brême Loïc, Vincent vers Niamey ou Thierry venu de Saint-Malo. On s’y accouderait plutôt aux coins martelés, avec vue sur les humbles petits clous à tête plate quasiment alignés qui enforcent la tôle sur le comptoir, vieil étal de l’ancien boucher du village, M. Roger. Lieu d’arrivée et de en-partance, exactement juste en face d’un profond miroir mité qui garde l’image de qui est venu, de qui revient et retrouve là sa gueule éternelle. C’est là qu’eussent dû se tenir ces amis et ils eussent dû se pencher précisément à cet endroit où le dehors peut se voir, fenêtre-tableau du monde sur le mur jaune où se vantent par ailleurs des apéritifs et des guerres coloniales. Les croisées de la fenêtre découpent la vue en une mosaïque d’images, deux ou trois ciels et mers bleu-vert, des fruits orange et le chemin. Immobile chemin d’un bord de mer à quoi ou à qui on adresse un regard, un failli salut et des pensées qu’on tait à l’aide d’un hochement de tête alors qu’un voyageur, jeune, déjà las et poussiéreux y passe – il est parvenu bien au-delà, au moins d’une lieue, d’où il voulait aller.

À quoi songe-t-il ?

Les bancs, les tables, les tabourets semblent sortir des planches, il y a partout des caches pour le souffleur du théâtre-proverbe. Le bois est entendeur, absorbeur, meubleur d’emblée, il connaît la chanson et renvoie les hommes à ce qu’ils sont : des personnages, des gens qui vont à la cave sortir une bouteille, la posent, la boivent, des bouche-trous, des remplaçables – bien que nous pensions à des gens précis.

Des guerres, des Glorieuses, des révolutions auraient laissé passer des couleurs : ciment tiède, formica moderne, métal-usé, le brun du charbon, le bleu-blanc d’un paquet de cigarettes, la noire usure de la cire.Des livres traîneraient, oui, sûrement il en traînerait.


Du chemin immobile, il ne faudrait garder que son inlassable faculté à venir de, à s’en aller vers, le pouvoir qu’il a d’être oubli ou obsession, un chemin comme une porte que chacun franchit d’une manière bien à lui. Un passage secret gardé par un épineux, d’un côté, une bouée en béton, de l’autre. Le doute du paysage : serait-on au bord d’une vasière, le long d’un aber à marée basse ? Le large est-il derrière cette pointe, en face, ou bien vient-il baigner lui-même ces rochers à naufrage, sans formes ? Le chemin hésiterait au-devant de la maison, rotonde de questions en suspens, peut-être un banc pour le voyageur.

Au sol de cet espace rond s’imposerait du béton, défait dans sa hauteur mais solide au roc, du fer encore à rouiller pris dedans. Günter a vécu là. Tellement de questions qu’il n’a pas pu résoudre ! Il fallait surveiller, Günter s’est enterré au cœur du problème.

La maison a quant à elle abandonné ce rôle il y a bien deux siècles, lorsque Jean Valletaille y est mort.

Sa mauvaise façade plisse deux yeux, face au vent, une porte verte à l’encoignure, protégée par une petite hauteur en granite. Elle grince mollement. Le voyageur entre, en songeant. Il y a une odeur de cantine.Les personnages : des pages, des rois. Ils pourront échanger leurs rôles comme on battrait les cartes, des figures, des brelles tout pareil. Taper le carton pour voir ce qu’il en sort, voilà du théâtre-proverbe, un talon d’Achilles posé sur la table, sans discuter.


Ce serait un après-midi de Saint-Jean que le voyageur passerait la porte, ses chaussures de ville faisant soudainement bruit sur le plancher. Hésitation-silence – quelques pas finissant en une chaise tirée. Le décor retrouve sa fixité.

Entre le bois et les personnages, il y a le tenancier. Imagine-le tel que sans lui le bois aurait le juste trop d’importance qui ferait de la pièce un lit clos, un espace pour asthmatique. Être observateur : remarque la patine au coin du comptoir où sa vie passe, l’usure des coudes sur la petite table du fond où il écoute parler son ami Pierrot, la légère déformation de la chaise où il dort, la marque de l’effort à tirer la trappe de la cave. Ce sont les indices d’un corps qui s’est arrêté un jour à la Petite Passe tranquille et qui n’en a plus bougé. Ce tenancier peut te paraître flou, un peu âgé, on le sent toujours un peu en arrière de là où il se tient physiquement – lui dirait « un peu plus en avant ».Quelqu’un qui s’arrête ne l’étonne en rien. « Qu’est-ce vous voulez ? » est une question qu’il ne poserait pas. Sans bruit véritable, il empoigne la bouteille, chope un verre et apporte le tout sur la table du voyageur qui saura bien s’en débrouiller.

– « Toujours une chose en face de l’autre », voilà le vers auquel je songeais, songe à nouveau le voyageur en se débrouillant avec les verres.

Tant et si bien qu’il exaspère sa solitude.

Dans la porte du fond pourtant vient la foule des personnages auxquels nous pensons.

Au tenancier, l’un d’eux :

– Où sont donc partis les habitués ?

– C’est la Saint-Jean, ils sont tous de l’autre côté de l’eau à boire le vin nouveau.

– Et toi, quel nouveau vin as-tu pour nous ?

– Toujours le même, celui de Simon Tanner !

– Va pour celui-ci, puisque c’est toi qui le choisis.

Il y a des bruits alors dans ce lieu tranquille, mais songe à leur réalité particulière : le tenancier tire sa chaise, au son du plancher il trouve sa place à tirer la trappe, on entend le dos forcer tandis qu’il se glisse sous la planche. L’humidité de la cave a le bourdon paisible d’une réserve à jamais inépuisable, la terre battue sonne comme la sagesse. Comprends que pour ceux du plancher d’en-dessus, ces bruits seraient différents : pour les uns, l’industrie humaine à savoir préparer les adjuvants du bonheur. Pour le jeune citadin attablé, la désespérante frappe de la pluie sur un toit de campagne.

Car il pleuvrait, dehors.

L’entrechoque des bouteilles. Les seconds rôles auraient apprêté : Duralex sur la nappe, tiré la table dans l’espace vide du centre de la pièce, du poivre sorti auprès des œufs durs du comptoir. Tout est là pour la première scène, bien que toi tu saches qu’il y en a eu d’autres avant. C’est à un dimanche que tu as à faire, les jours de la semaine ne sont qu’intermèdes pour ces Indiens.

Ce sont de joyeux drilles, sans cesse à se moquer, ayant la faculté et la connaissance pour déjouer tous les pièges du monde. Ils ont accès à des écrits mystérieux, ce sont des hommes qui peuvent. Ils convoquent lorsqu’ils parlent toute une cour incroyable de clients, de figures, des hommes et des femmes encore plus supérieurs dont ils font dire des choses et des choses exactes. Même leurs silences sont des bribes de vie enviable. Combien de temps doivent-ils passer dans leur atelier secret pour fondre l’or et l’argent de leurs pensées effrayantes ! Par quel mystère ne brillent-ils pas comme des soleils par ce temps pluvieux ? La conversation se mêle au vin et le vin se mêle aux pensées et les pensées se mêlent au temps : tout cela est bon et résistant à l’usure. Et plus les dieux parlent, plus le jeune homme s’efface. Sa jeunesse lui pèse.


Dans un lieu différent, des conversations animées : un salon en plastique où se côtoient des icônes, où des mains se superposent et des paroles sont tenues tranquilles au-dessus de verres colorés. On y joue une belote d’attouchements, écharpe blanche contre écharpe rouge, col Mao s’inquiète de chemise écrue, chaussures anglaises s’amourachent de chignons espagnols. La moquette est très regardée, les murs s’éloignent. Univers mou en forme de ballon jetable, cependant increvable. Un adolescent étrange dédaigne déjà la fête du jour. Il trimballe sa mine et n’est pas loin de ressembler à un second voyageur qui se promènerait le long d’une eau pour finalement passer une porte, ses chaussures de ville faisant soudainement bruit sur le plancher. Hésitation-silence – quelques pas finissant en une chaise tirée.

Quelle certitude a place en ce lieu ? Il s’assoit ce jeune homme non loin de l’autre jeune homme.

Physiquement, il est une rose belle de regrets.

Moralement, c’est une toundra, au raz des pâquerettes.

Un jeune homme, c’est un intrus ; deux, c’est une foule qui envahit et qui fait résonner les planches d’une façon singulière aux oreilles des hôtes. S’effaçant encore un peu plus dans le bois, le tenancier va chercher un autre bouteille et les habitués observent et écoutent cette foule de voyageurs échoués là :

les deux se rapprochent l’un de l’autre, comme des touristes ayant été aux mêmes endroits. Ils le font avec fièvre. Ils se reconnaissent une même fougue qu’ils détestent tous deux et dont ils se débarrassent en trois mots deux hochements de tête.

– Je comptais me rendre au bal de la Saint-Jean, dit le premier jeune homme, m’amuser, danser et ce genre de choses. Et puis j’ai songé et me voilà rendu ici.

– J’ai quitté la fête comme ça, reprend le second jeune homme.

Les hasards d’être là les étonnent et rien ne leur paraît sûr, sauf qu’ils ne verront pas la fin de leur jeunesse. D’autres la vivront à leur place. Ce sont deux perdus qui sont dans l’exact sentiment de n’avoir pas visé juste, la cible manquant à l’appel. Voilà précisemment pourquoi le théâtre-proverbe prend soin de ne pas confondre personnages et jeunes voyageurs. Ne t’étonne pas !, c’est la force des personnages d’être par définition des gens qui ont visé juste.

Et vois comment l’histoire avance sans bruit car, pourtant tout ce qui vient de se dire, mystère encore plus mystérieux, voilà que les rois ne seraient pas fatigués de parler encore, de reprendre à zéro de vieilles conversations. Leurs rêves prennent parfois la forme de jeunes voyageurs. Eux qui sont les gardiens de plaines fertiles se rêvent certains jours barbares impétueux ravageant leur propre domaine. Et puisqu’ils se rêvent ainsi, pourquoi ne se changeraient-ils pas, eux les rois, en sans-atouts, en valets ? Alors ça parle, ça parle.

Un oui et un non général, dictions et contradictions, tout et rien, une clameur qui les fait se taper sur l’épaule, personnages et voyageurs, comme de vieux amis. C’est le soir des grandes tornioles.

Mais pourtant l’on ne saura rien de la solitude de l’un, ni de la joie de l’autre :

l’un se sent pâlir d’un coup, sa soixantaine le rend soudain fragile comme du verre. C’est idiot sans doute, mais c’est ainsi, il sait bien qu’il faut s’y habituer ;

l’autre dit des conneries, il retrouve la joie innocente des cafés étudiants et ça l’enthousiasme. Pourquoi tout est si sérieux, pense-t-il soudain ?

sa dame le regarde et se dit Comme il est beau !, jusqu’à quel point j’ai envie de le connaître sous toutes ses coutures ! Et elle-même pense soudain à sa pauvreté à elle, comment se fait-il qu’il m’aime, lui ? Elle se ressert du vin et songe à ses enfants, à tout ce qu’elle pourrait faire aussi ;

en voici un qui tressaille, un autre encore dit que tout est à refaire, et que seuls les gens de bonne volonté… La foule est là, mais tout ce qu’elle est est peu à peu absorbé par le bois du lieu, qui seul gardera mémoire de ces bouche-trous, de ces gens, comme déjà par le passé Jean Valletaille, Günter, Martin Roger, Pierrot, Loïc, Vincent, Thierry ou même Simon Tanner.


Ainsi tout passe et nous n’avons pas parlé d’amitié. Tout au plus du côtoiement. C’est déjà beaucoup. Le tenancier est fatigué. Il essuie les verres et regarde sa gueule dans le miroir mité. Derrière lui, rien, le cadre vide de la fenêtre.

Un voyageur s’engage vers le lointain. Le chemin ondule sous ses pas.

La fenêtre :

c’est là qu’eussent dû être des amis et ils eussent dû se pencher avec la délicatesse des —-roses sur le chemin et poursuivre de leur regard le jeune homme qui s’y éloigne.


  1. Pour ceux chagrins du procédé, je dis que parmi des textes à sauver d’une apocalypse, je choisirais cette nouvelle de Jacobsen, Là eussent dû être des roses. De ceci, je tire l’obligation de me servir de ce texte.Là eussent dû être des amis. ↩︎