Le Coach, ou Un escort pour le banquet

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Mais si je ne suis rien, si je ne dois rien être, pourquoi ces rêves de gloire depuis que je pense ? (Marie Bashkirtseff, Journal.)

Lundi

À Fougères, la rue de la Pinterie est une longue rue en pente. Elle monte du château-fort en bas de Fougères vers le haut de la ville. Maxime Poirier remonte cette rue en sortant de son bureau. Arrivé en haut, il est essoufflé. Maxime prend le temps de retrouver son calme.

Il n’est pas pressé.

C’est l’hiver, il fait froid mais le soleil brille. Maxime regarde le ciel bleu. Quelques oiseaux chantent sur les toits des maisons de la place du Théâtre. Maxime Poirier va visiter madame Lebrâme, sa première cliente de la semaine. Nous sommes lundi et Maxime a déjà beaucoup de clients à voir cette semaine.

Maxime Poirier est coach. Il prononce “cotche” avec sa bouche très ouverte, comme dans le mot “scotch”. Il est de la ville de Brest dans le Finistère et c’est comme ceci que l’on prononce les “o” là-bas. Son métier de coach est d’aider les gens en leur donnant des conseils. Ses clientes et ses clients manquent souvent de confiance en eux. Maxime passe alors du temps avec eux et il leur donne des idées. Ces idées aident les clients de Maxime à réaliser ce qu’ils veulent faire. Par exemple, mieux parler devant d’autres personnes. Ou mieux apprendre, mieux retenir ou mieux comprendre des choses. C’est souvent difficile de réussir en solo !

Maxime Poirier a déménagé la semaine dernière. Il habite maintenant à Fougères, dans le département Ille-et-Vilaine. Il commence aujourd’hui son travail à Fougères.

Il a pris un risque : va-t-il gagner sa vie à Fougères ?

Madame Lebrâme habite une grande maison près du théâtre. Pour y entrer, il faut d’abord monter quelques marches en pierre. Ces marches sont vieilles et Maxime évite de glisser. Il se tient à la rampe en fer. Puis il sonne à la porte. Madame Noëlle Lebrâme lui ouvre et l’invite à s’assoir dans un fauteuil du salon. Maxime Poirier enlève son manteau et s’installe.

– Voulez-vous un café ?, lui propose-t-elle.

– Oui, merci, répond Maxime.

Pendant qu’elle prépare le café, Maxime Poirier regarde à travers la fenêtre du salon. Il voit le paysage avec, tout en bas de la vallée, le château-fort. Monsieur et madame Lebrâme sont sûrement très riches pour avoir une si belle maison.

– Connaissez-vous mon mari, monsieur Gaëtan Lebrâme ?

– Madame, je viens d’arriver à Fougères et…

– C’est un monsieur très important ! Il est le directeur du théâtre : vous voyez, tout près de chez nous.

– Oui, je suis passé devant le théâtre pour venir chez vous. Comme je vous disais, je n’ai pas eu le temps de rencontrer beaucoup de monde.

– Alors, vous avez de la chance : je connais tout le monde, moi ! Tous les gens importants de Fougères : ceux qui sont invités dimanche au banquet du Président !

Et Noëlle Lebrâme explique alors à Maxime Poirier l’évènement exceptionnel prévu dimanche à Fougères. Quelque chose qui ne s’est plus passé dans la ville depuis au moins un siècle ! Monsieur le Président de la République vient pour inaugurer le marché aux bestiaux de l’Aumaillerie. Lui et ses ministres participeront à un immense repas. Madame Lebrâme précise :

– Tous les gens importants de Fougères participeront à ce banquet : monsieur le Maire et ses conseillers, les médecins, les pharmaciens, les vétérinaires et monsieur le curé. Et aussi la directrice de l’école, le responsable de l’hôpital et comme vous le savez le directeur du théâtre mon mari monsieur Lebrâme. Et moi-même, bien entendu, j’accompagnerai mon mari.

Madame Lebrâme continue de parler. On ne peut plus l’arrêter. Le banquet présidentiel de dimanche est vraiment l’évènement du siècle à Fougères !

– Il y aura les pompiers, les gendarmes et les professeurs de musique. Il y aura tous les commerçants, tous les artisans et tous les patrons d’usine. Il y aura de la musique jouée par la fanfare. Les anciens combattants défileront avec leurs drapeaux et toutes leurs médailles. Il y aura des démonstrations de gymnastique et des spectacles de danse par les enfants !

Maxime Poirier la laisse parler. Dans son métier de coach, il faut toujours bien écouter les autres pour bien les comprendre. Enfin Noëlle Lebrâme s’écrie :

– Moi, je connais tout le monde, tout le monde ! Je pourrai vous aider à rencontrer des gens si vous le souhaitez.

– Merci madame, c’est très aimable à vous. Mais commençons : pourquoi faites-vous appel à mon service de coach ? De quoi avez-vous besoin ?

– Je connais tout le monde, tout le monde !

Maxime répond très gentiment :

– oui, vous me l’avez déjà dit. Mais quel est votre problème ?

– Je connais tout le monde, c’est affreux ! C’est ça le problème !

Madame Lebrâme explique :

– Mon mari, Gaëtan Lebrâme, est très à l’aise. Il connait beaucoup de choses. Il a beaucoup de culture, il a lu beaucoup de livres. Il sait tout ce qui se passe dans le monde car il achète le journal tous les matins. Il écoute aussi la radio. Moi, au contraire, je ne sais rien. Je n’apprends rien. Je mets la radio mais moi j’écoute des chansons. Alors, je ne suis jamais à l’aise quand il y a du monde car il faut parler, il faut beaucoup parler !

– Mais madame, répond Maxime Poirier, je vous écoute depuis une heure. Je vous assure que vous savez parler !

– Oui, je ne suis pas sotte. Je sais parler quand il faut décrire ou raconter des évènements. Mais dire des idées ! Répondre à une idée de quelqu’un par une idée de moi-même, quel effort ! Je n’y arrive jamais. Alors je me tais. Je souris, c’est tout. Et ça me rend triste. Très triste !

– Et que vous dit monsieur Lebrâme, votre mari ?

– Oh, il est très gentil, il ne me dit rien. À la fin d’un repas avec des invités, il me dit souvent “Tu as été très bien !” Puis il m’embrasse, il est content.

– Alors, que souhaitez-vous ? Comment je peux vous aider ?

– Dimanche, au banquet, je risque de mourir de honte. Aidez-moi à avoir des idées et à savoir les dire !

Maxime Poirier est un coach professionnel. Il ne va pas répondre tout de suite. Il a besoin de réfléchir. Il reste muet quelques instants. Il finit de boire son café et quand il repose la tasse vide, il répond :

– Madame Lebrâme, j’ai bien compris votre problème. Avoir des idées n’est pas facile. Mais dire des idées toutes faites est plus facile. Je peux vous aider, nous allons nous mettre au travail dès aujourd’hui !

– Ah, monsieur Poirier, comme je suis heureuse ! Vous avez une très bonne réputation de coach : je craignais ce matin votre refus de vous occuper de moi.

– Allons, au travail. Et souvenez-vous d’une chose : Soyez vous-même, sans hésiter ! C’est ma devise et c’est ma première leçon pour vous.

– Ah, que vous êtes gentil monsieur Poirier !

Mardi

Ce matin, Maxime Poirier rencontre le docteur Yasmine Rossi au café de la Tête noire. Le docteur Rossi est le médecin responsable de l’hôpital. Yasmine Rossi est un grand bavard. Avant même qu’il soit assis à une table, il a déjà commencé à expliquer pourquoi il a besoin des conseils de Maxime Poirier le coach.

– Je suis trop pressé ! Voilà mon souci.

– Attendez, il est possible que…

– Je coupe sans arrêt la parole ! C’est insupportable !

Maxime Poirier constate :

– Oui, c’est insupportable.

– C’est insupportable comment les gens sont lents à parler ! Ils mettent trop de mots dans leurs phrases. Ils mettent trop de temps à les dire !

– Ah, oui, je vois…

– Ah, vous voyez ? Déjà 4 mots dans votre phrase ! C’est bien ce que je dis !

Maxime choisit soudain de se taire. Il ne dit plus rien.

Très surpris, Yasmine Rossi reste bouche bée. L’attitude du coach lui a coupé le sifflet !

Mais il se reprend et il explique à Maxime Poirier son projet. Les habitants de la ville, les Fougerais, ne sont pas satisfaits de l’hôpital. C’est à cause de tous les médecins de l’hôpital qui prennent leur temps. Ils discutent beaucoup avec les malades. Ce serait plus simple si nous allions plus vite. Ce serait plus simple si les malades arrivaient à l’hôpital avec une étiquette. Une étiquette sur laquelle le nom de leur maladie serait déjà marqué.

Le projet du docteur Yasmine Rossi est d’ouvrir un cabinet médical d’un genre nouveau. Ce cabinet ne servirait pas à ausculter les malades. Il servirait à choisir la maladie qu’ils ont. Après, tout serait plus simple pour l’hôpital, les médecins n’auraient plus qu’à soigner, sans se poser de questions.

Le chef de ce nouveau cabinet médical, ce sera monsieur le docteur Yasmine Rossi. Mais il doit d’abord obtenir l’accord de monsieur le maire de Fougères.

Le docteur Rossi conclut :

– Voici le problème : si je coupe la parole à monsieur le maire, jamais il dira oui à mon nouveau cabinet médical !

Puis il s’étonne :

– Mais, mais, vous ne parlez pas monsieur Poirier, balbutie-t-il : qu’en dites-vous ?

Maxime Poirier le coach prend sont temps et lui répond enfin :

– Et vous-même, qu’en dites-vous ? Je crois que vous faites à la fois les questions et les réponses…

– Ah, monsieur Poirier ! Vous êtes formidable !

Et tout content, Yasmine Rossi quitte soudain la table.

– J’ai compris.

Il bondit dans le café :

– J’ai compris !

Le voici maintenant qui parle à tous les clients du café de la Tête noire :

– Comment n’y ai-je pas pensé avant ? Je ne sais pas. N’est-ce pas merveilleux de faire soi-même les réponses à ses propres questions ?

Les autres clients du café le regardent bizarrement. Mais lui continue :

– Quel bonheur ! Personne pour ralentir votre pensée. Personne pour contredire, personne pour changer brutalement de sujet !

Et le voilà qui continue en sortant du café :

– Comment allez-vous monsieur Rossi ?

Il se répond à lui-même, à haute voix :

– Très bien, je vous remercie ! Je me sens en forme, je suis plein d’espoir pour dimanche. Je dois y rencontrer monsieur le Maire et discuter avec lui de mon nouveau cabinet médical…

– Et vos clients docteur Rossi, viendront-ils à votre nouveau cabinet médical ?

Un couple de retraités s’arrêtent sur le trottoir. Mais cet homme-là est fou ! Il crie tout seul dans la rue !

– Ah, mais mes clients n’ont rien à dire ! Je vais leur trouver moi-même leurs symptômes et leur maladie… Que ferions-nous si les malades commençaient à parler et à choisir eux-mêmes leurs mots ? Ou à choisir leur maux ? Mais, ce serait une révolution médicale ! L’hôpital serait sens dessus dessous.

Yasmine Rossi continue tout seul sa petite pièce de théâtre. Pièce de théâtre où il joue les questions et les réponses. Et les passants s’arrêtent, monsieur Rossi a du public !

– Heureusement messieurs et mesdames qu’il existe des personnes sensées comme ce monsieur Poirier !… Qui est monsieur Poirier ? Il est coach, je viens de le rencontrer et c’est quelqu’un de formidable ! Il vient de changer ma vie !

Il s’en va en répétant :

– Il vient de changer ma vie !

Mercredi

Maxime est dans son bureau rue de la Pinterie. Il a un rendez-vous. Il attend mademoiselle Narcis.

Quelle drôle de ville que Fougères ! Maxime Poirier n’imaginait pas que sa première semaine de travail dans cette ville soit si remplie. Maxime se dit à lui-même :

– Ce banquet présidentiel qui a lieu dimanche, il rend fou tout le monde. C’est pour ça que j’ai tellement de travail !

On frappe à la porte. Une jeune femme entrouvre la porte et demande :

– Est-ce bien ici monsieur Poirier ?

– Oui, bien sûr, madame, entrez ! Je viens d’arriver à Fougères et je n’ai pas encore eu le temps d’écrire mon nom sur la porte. Je n’ai eu le temps non plus de faire installer une sonnette. Entrez madame !

– Mademoiselle, on m’appelle mademoiselle Janine Narcis…

– Mais, madame, on ne dit plus mademoiselle depuis des années ! La politesse a changé.

– Hé bien moi, je n’ai pas changé… Et je veux que rien ne change ! Appelez-moi mademoiselle Narcis s’il vous plait monsieur Poirier.

– Allons, d’accord ! Asseyez-vous mademoiselle, je vous en prie.

Janine Narcis s’assoie dans le grand fauteuil jaune qui est en face du bureau de Maxime Poirier. C’est un grand fauteuil bas, en forme de demi melon, pivotant sur un pied blanc. Au début, elle s’assoie sur le bord du fauteuil. Mais ses jambes remontent trop haut, ses genoux lui arrivent au menton. Et elle dit :

– Hem, excusez-moi.

Et elle tire ses fesses vers le milieu du fauteuil jaune. Ses genoux sont maintenant à la bonne hauteur. Mais sa jupe est tirée et elle croit que ce n’est pas convenable.

– Hem, excusez-moi. Je ne suis pas polie.

– Je vous en prie mademoiselle Narcis.

Maxime Poirier remarque qu’elle a de très jolies hanches. Mais il ne dit rien.

Alors elle s’enfonce tout de bon dans le fauteuil. Elle se sent soudain très à l’aise dans le demi melon. Ses jambes et sa jupe trouvent leur bonne position. Janine Narcis est alors relax. Elle soupire.

Maxime Poirier ne dit toujours rien. Il trouve mademoiselle Narcis vraiment très jolie dans le grand fauteuil jaune.

Janine, elle, transpire. L’émotion monte en elle et soudain, elle ne sait plus quoi faire. Pourquoi est-elle venue ici ?

– Alors mademoiselle Narcis, pourquoi êtes-vous venue me voir ? Comment puis-je vous aider ?, demande Maxime Poirier le coach.

– Monsieur Poirier, je… Je suis quelqu’un de bien. Je suis jeune et jolie je crois. J’ai plusieurs amis et quelques amies. J’ai un travail intéressant. Je n’ai pas de problème d’argent, j’habite un appartement aux Cotterêts. Chaque mardi soir, je chante du jazz dans une chorale. Nous chantons ensemble des vieux airs de comédie musicale comme America ou Le Mexicain. Mais…

– Oui, mais je ne suis pas professeur de chant, mademoiselle Narcis. Je suis coach, j’aide les gens dans leur vie de tous les jours. Alors, pourquoi êtes-vous venue me voir ?

– Oh, monsieur Poirier, vous êtes gentil. Je me répète souvent et je raconte toujours la même chose de ma vie, car…

– Car ?

– Car… Car…

– Autocar ?

– Car, car…

– Allons, montez dans le bus mademoiselle Narcis ! Parlez !

– Hi, hi, que c’est drôle ! Je ris… Je ris ! Mais vous m’avez prise par surprise car, en règle générale, je déteste l’humour et les blagues : j’ai trop peur de leur chute…

Janine Narcis prend une grande inspiration et enfin elle se lance :

– Vous voyez comme je suis mal à l’aise. J’ai une peur panique que quelque chose d’improbable m’arrive. Je suis effrayée par ce qui peut se passer d’inattendu. Je… J’ai même peur de ce que vous allez dire là maintenant !

– Enfin, quoi ? Comment je pourrais vous faire peur, moi ?

– Ah, si vous saviez… J’ai peur de demain, j’ai peur de ce soir, j’ai peur de mon repas de midi, j’ai peur de l’heure qui suit… J’ai peur de ce que vous allez dire maintenant.

– …

Maxime Poirier est tellement surpris par ces paroles qu’il se tait. Il sent que Janine Narcis aura peur même s’il dit quelque chose de bien et de juste ! Que peut-il dire sans parler ?

– Janine, rappelez-moi comment vous avez fait pour entrer dans mon bureau ?

Janine se tait. La question est difficile pour elle. Qu’a-t-elle pensé, qu’a-t-elle fait pour entrer ici ?

– Je n’ai pensé qu’à mon bien, dit-elle enfin.

– À votre bonheur, n’est-ce pas ? Celui qui suivrait l’effort de pousser la porte de mon bureau ?

– Oui, c’est cela monsieur Poirier.

– Et après être entrée, tout s’est passé comme vous le vouliez ?

Janine Narcis hésite.

– Non. Votre fauteuil n’est pas facile ! Mais vous êtes gentil et agréable monsieur Poirier.

– Oui. Laissons cela de côté. Vous voyez : un effort vaut la peine ! Qu’allez-vous faire dimanche ?

– Ah, ne m’en parlez pas ! Cela me rend folle ! Et s’il y arrivait quelque chose ? Je ne serai sûrement pas prête ! Je serai sûrement nulle ! Nulle !

Janine Narcis se penche en avant sur ses genoux. Elle pleure. Le fauteuil jaune bascule légèrement en avant.

– Je pleure ! Je pleure ! Ah, dimanche !

Maxime Poirier est patient et il attend que sa cliente se calme un peu.

– Allons mademoiselle Narcis, demande-t-il. Que doit-il se passer dimanche ? Vous allez à ce banquet ? Celui dont tout le monde parle ?

– Ah non ! Ah non ! Je n’irai pas ! Ce serait trop affreux ! Vous imaginez monsieur Poirier ?

– Non, mais dites-moi comment vous imaginez les choses ?

Mademoiselle Janine Narcis se calme soudain. Elle redresse ses épaules. Elle sèche ses larmes de deux rapides passages de ses mains. Elle respire et elle interpelle son coach :

– Mais, n’êtes-vous pas au courant ? Personne ne vous l’a dit ?

Maxime Poirier écarte les bras et soupire :

– Hé non ! On ne me dit pas tout…

– Quel drame ! Après avoir chanté La Marseillaise, nous devrons danser ! Nous devrons ouvrir le bal !

– Hé bien ?

– Mais ça pourrait être affreux ! Et si quelqu’un m’invitait à danser ?

Maxime réfléchit. Et puis il propose :

– Demandez en avance à une personne que vous connaissez de vous inviter à danser.

– Oui, répond Janine Narcis, comme ça je saurai à l’avance !

Maxime et Janine rient ensemble.

Maxime Poirier reprend :

– Écoutez mademoiselle Narcis : ce n’est pas aussi difficile que vous le croyez. Tenez, par exemple : je vous invite à déjeuner avec moi, ce midi !

– Comment ? Vous m’invitez à déjeuner, moi ? Mais c’est très inattendu !

– hé oui, c’est inattendu ! Mais cela vous fait-il peur ?

– Un peu peur, oui. Mais raisonnablement… Mais enfin, c’est inattendu !

– Souvenez-vous, Janine : le plus dur est de faire le premier pas ! Voilà ma leçon pour vous.

– Alors, allons-y ?, répond enfin mademoiselle Narcis.

Après manger, Janine Narcis rentre chez elle. Le repas fut agréable. En attendant le bus vers la cité des Cotterêts, elle repense aux conseils de son coach : “Soyez vous-même mademoiselle Narcis, et sans hésiter !”

Dimanche, avec un micro placé devant sa bouche à elle, tout se passera bien ! Monsieur le maire lui a demandé de chanter la Marseillaise. Pourquoi ne serait-elle pas capable de la chanter joliment ? Et si ça trouve, quelqu’un la félicitera ?

Non, ce serait trop inattendu !

Jeudi

Le jeudi, c’est jour de marché rue Nationale. Maxime Poirier n’a rien à faire cette matinée. Aussi flâne-t-il parmi les étals. Le poisson et le poireau, les poires et les potirons : quelles couleurs et quelles odeurs ! Celles-ci lui montent à son nez, les unes après les autres à mesure qu’il marche. Tout cela sent si bon ! Tout cela est si beau ! Maxime se prépare à cuisiner tout ces bons ingrédients.

Sa première semaine de travail à Fougères se passe très bien. Maxime est content. Quelle bonne idée a eu monsieur le Président de la République de venir au banquet ce dimanche ! Maxime est certain de gagner de l’argent pendant les mois à venir. Et alors il pourra cuisiner tous ces bons ingrédients chaque semaine ! Ceux qui sentent bon et ceux qui sont si jolis ! Poisson, poireau, poires et potirons !

Mais voici qu’un groupe de personnes bloque la rue, entre les étals. Maxime Poirier ne peut plus avancer et il regarde devant lui ces gens qui sont arrêtés à parler. Ils sont environ 10, hommes et femmes bien habillés. Au milieu d’eux, monsieur le maire plastronne : il tourne sur lui-même en bombant le torse. Il s’incline ici et là, à droite et à gauche. On croit qu’il va tomber mais il se relève ! Il marche ainsi tout en tournant sans cesse. On dirait qu’il danse comme une quille.

– Voilà quelqu’un de drôle !, pense Maxime.

Mais monsieur le maire, monsieur le drôle, tout d’un coup se déplace vers lui ! Le voilà qui roule et ondule d’un côté vers l’autre et qui, tournant sur lui-même, se retrouve face-à-face avec Maxime Poirier.

Les deux hommes se regardent les yeux dans les yeux. Et monsieur le maire commence le duel :

– Pan !, comme je vous surprends monsieur Poirier ! On me dit que vous avez beaucoup de talent. On me dit aussi que vous avez déjà beaucoup de clients et de clientes ?

– Merci pour vos compliments, monsieur le maire !

– Serez-vous des nôtres au banquet dimanche ? Je peux vous obtenir une place à la table présidentielle !

– J’en serai ravi, monsieur le maire, mais…

– Ah, d’accord !

– Je n’ai pas fini de…

– Oui, oui !

– Je ne serai pas là, insiste Maxime. Je retourne à Brest.

– D’accord, d’accord ! Il reste une place en bout de table, elle est pour vous ! Mais vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

Le maire de Fougères, monsieur Machécoulis, entraîne Maxime Poirier un peu à l’écart des étals. Et il lui dit :

– J’ai besoin de vous, monsieur Poirier. J’aimerais avoir vos conseils.

– Je vous écoute, monsieur le maire.

– Le Président sera assis à la même table que moi dimanche. Et je suis angoissé.

– Ah ? Mais pourquoi êtes-vous angoissé ?

– Comment s’habillera monsieur le Président ? Figurez-vous qu’il porte un nœud papillon ?

– un nœud papillon ? Mais où cela donc ?

– Au cou parbleu ! À son propre cou, à la place de sa cravate ! Et si moi je décide de porter une cravate, quelle honte ! Vous êtes coach, conseillez-moi : que faut-il que je porte dimanche, un nœud papillon ou une cravate ?

Maxime ne sait pas comment répondre. Il tente cette réponse :

– Tirez au sort entre la cravate et le nœud papillon ?

– Mais vous n’y pensez pas !

– Tirez à la courte paille ?

– Mais vous êtes fou !

– Demandez à votre femme son avis ?

– Avez-vous bu ? Êtes-vous saoul ? Vous sentez-vous dans votre état normal ?

Monsieur le maire est coriace ! Il ne veut pas admettre que ce choix entre cravate et nœud papillon n’est pas un vrai problème. Maxime le lui dit :

– Monsieur Machécoulis, je pense que votre problème n’en est pas un. Vous n’avez pas besoin de mes conseils.

– Vous m’insultez monsieur Poirier ! Moi, monsieur le maire, je n’aurais pas le droit de vous demander de m’aider ? Je serais le seul de ma ville à ne pas être votre client ?

– Mettez un foulard autour de votre cou, voilà !

– Un foulard ?

– Mais oui, cela vous évitera de choisir entre une cravate et un nœud papillon.

Monsieur Machécoulis réfléchit et répond :

– Mais s’il fait chaud ? Si je dois enlever mon foulard ? Je serai alors cou nu !

– Allons monsieur le maire, vous pourrez toujours mettre votre écharpe bleu-blanc-rouge !

– Ah, comme vous êtes brillant, monsieur Poirier ! Je n’y avais pas pensé.

– À bientôt monsieur !

– Attendez, puis-je vous offrir de boire un verre dans le café de la Tête noire ?

– Excusez-moi mais je dois revoir une de mes clientes.

– Très bien. Alors, à dimanche !

– Hé non, je ne serai pas là ! Je serai à Brest !

Mais Edgar Machécoulis est déjà parti. Il va d’un pas sur la gauche vers un pas sur la droite. Il serre ici une main, là une autre. Il sourit à un enfant et ouvre grand les yeux devant le marchand de chocolat. Monsieur Edgar Machécoulis est un bon maire. Tout le monde l’apprécie. Bientôt c’est sûr il sera élu député.

Maxime Poirier le regarde s’en aller. Puis il gravit les quelques vielles marches en pierre de la maison de madame Lebrâme. Il sonne, elle ouvre.

– Ah, Maxime, s’écrie-elle ! Je n’y arrive pas !

Maxime Poirier retrouve le même salon que lundi dernier, lorsqu’il avait pour la première fois rencontré madame Lebrâme. Il se souvient des conseils qu’il lui avait donnés :

– Soyez vous-même, Noëlle. Sans hésiter !

– Maxime, soyons sérieux : je n’arrive pas à dire la moindre idée ! Dites-moi : où trouve-t-on des idées ?

Maxime réfléchit. Soudain, il propose :

– Quand vous ne savez pas quoi dire, pourquoi ne pas penser à une chanson et la fredonner ? D’une chanson à une autre, je vous assure que les gens vont penser que vous suivez une très bonne idée !

– Ah, Maxime. C’est du génie ! Savez-vous que je chante ?

– Non, je l’ignorais. Justement, j’ai rencontré hier une demoiselle qui chante aussi et.…

– Allons, allons ! Moi je chante vraiment : je fais partie de la chorale de l’église Saint-Léonard. Et savez-vous ?

– Non.

– Chaque dimanche, à onze heures pile, le prêtre lève l’hostie et je me lève au même instant ! Je prends ma respiration, je regarde le chef de chœur monsieur Peltier. Et je chante ! Tous les grands airs connus ! Il parait que dans la caserne toute proche, les pompiers prient pour qu’à ce moment la sirène ne sonne pas ! Imaginez-vous : les pompiers ne sauraient pas qui chante, la sirène ou moi !

– Ah !

– Hé oui : quand je chante, toute la ville m’entend ! Je suis d’ailleurs vexée. C’est notre chorale qui aurait du être choisie pour dimanche, au banquet…

– Madame Lebrâme, c’est fantastique ! Voilà la solution : des vocalises ! Prenez un air connu, jouez-le de votre grosse voix. Et ajoutez de temps en temps un mot ! Tout le monde pensera que vous avez de la répartie !

Noëlle Lebrâme pose au milieu du salon et elle provoque son coach monsieur Poirier :

– Allez-y ! Parlez-moi de quelque chose !

– Mais de quoi, Noëlle ?

– Allez-y ! De n’importe quoi, parlez-moi !

– Euh, hésite Maxime Poirier. Pensez-vous qu’il y aura bientôt la guerre en Crimée ?

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Ô la guerre ! Hu-hu-hu…

Le coach de madame Lebrâme est surpris. Mais il continue :

– Noëlle, va-t-il neiger l’hiver prochain ?

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Ô la météo ! Hu-hu-hu…

– Madame, pensez-vous vraiment que la Culture se porte bien à Fougères ?

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Le théâtre ! Hu-hu-hu…

Maxime est de plus en plus surpris.

– Madame Lebrâme, pouvez-vous me chanter Madame Butterfly ou le Grand Air du Trouvère ?

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Trouvère, trouvère ! Hu-hu-hu…

– hé bien madame, il me semble que vous êtes prête pour dimanche ! Votre conversation est maintenant facile ! Je vous laisse.

Et Maxime Poirier le coach se retire du salon sur la pointe des pieds.

“Mes conseils sont pris au pied de la lettre par mes clientes !”, pense-t-il en sortant de la belle maison de madame Lebrâme.

Et il se dit à lui-même :

– Peut-être que ce n’est pas bon ? Peut-être j’ai trop d’influence sur madame Lebrâme, mademoiselle Narcis, monsieur le maire Machécoulis et le docteur Rossi ? Que se passerait-il si dimanche prochain ils appliquaient tous mes conseils à la lettre, sans réfléchir ?

Maxime Poirier se donne un conseil à lui même : vas te promener cet après-midi. Pense à toi et à ce que tu fais. Tu auras les idées plus claires après ta promenade. Et tu n’hésitera plus.

Vendredi

En fait de promenade, Maxime a passé la soirée d’hier soir au café de la Tête noire. Ce vendredi matin, il a mal à la tête.

– J’ai la tête noire, plaisante-il.

Il faut qu’il se réveille pourtant car bientôt arrive monsieur Julien Guillou, son dernier client de la semaine. Ensuite, Maxime va rentrer dans son Finistère natal pour le weekend.

Là-bas, la mer donne aux habitants son rythme et sa sagesse. C’est reposant. La marée vient et elle repart. Elle laisse les rochers et le sable apparaître, puis elle les recouvre. Elle les lave à nouveau. Pendant ce temps, l’esprit a fait deux fois l’aller et le retour en la regardant. Il s’est lavé lui-même.

Dans le Finistère, personne ne se plaint, tout le monde garde ses problèmes chez lui. Seuls les cochons se sentent parfois un peu serrés dans leur box et alors ils crient en pleine nuit. Les autres animaux du Finistère sont dans l’eau de la mer. Mais pourquoi donc rêver à propos des animaux du Finistère ?

Maxime Poirier se ressaisit. Son client va arriver très bientôt. Il ne supporte pas les animaux. En prenant rendez-vous hier, monsieur Julien Guillou a pris soin de demander si Maxime avait un animal de compagnie avec lui.

– Avez-vous un chat ou un chien ? Un serpent domestique, un iguane de maison ou un alligator domestiqué ?

Maxime a précisé à monsieur Guillou qu’aucun animal ne vivait avec lui. Les gens sont si peu humains de toute façon ! Maxime a souvent l’impression de vivre parmi des loups et des louves.

Julien Guillou entre enfin. Il s’excuse de son retard. C’est un homme assez petit avec un œil “qui dit merde à l’autre”, c’est-à-dire que son œil gauche a l’air de partir voir ailleurs. Maxime l’invite à s’asseoir. Julien Guillou s’enfonce d’un coup dans le fauteuil jaune en forme de demi melon.

– Comment faites-vous monsieur Guillou pour ne pas croiser d’animaux dans votre vie ?

– Ah mais si, j’en croise. C’est difficile de faire autrement.

– Alors, que faites-vous ?

– D’abord, j’essaye de ne pas paniquer. Je respire, je me raisonne. Par exemple, je me dis que ce chien a un maître qui n’est pas loin. Parfois je vois que le chien est tenu en laisse. J’ai une grande satisfaction à croiser des chiens tenus en laisse !

– Ah ?

– D’autres fois, je me dis que ce chat dort, ou qu’il va fuir comme un oiseau. J’aime bien les oiseaux, surtout les petits oiseaux. Ils s’enfuient tous.

– Et si l’animal ne bouge pas, que faites-vous ?

– Je ne m’en approche pas ! J’essaye de faire un détour, je me bouche le nez (car je déteste les odeurs animales).

– Et si vous ne pouvez pas ? Si vous êtes surpris ?

– Je cours assez vite et ma voiture n’est jamais loin. Et… À cause de mon métier, j’ai toujours sur moi une bombe de gaz lacrymogène. Je m’en suis déjà servi pour me défendre contre des animaux agressifs.

– Agressifs ou simplement là, devant vous ?

– Tous les animaux sont agressifs pour moi… Ils pensent que je les regarde de travers !

– Et vous avez déjà gazé beaucoup d’animaux ?

– Bof, trois ou quatre…

Dimanche, le marché aux bestiaux sera plein d’animaux. Et des gros ! Maxime Poirier imagine ce monsieur maniaque du gaz parmi les veaux, vaches et cochons. Comment fera-t-il ?

– Êtes-vous obligé de vous rendre à ce banquet ?

– Oh oui ! Je suis gendarme ! Vous pensez bien qu’avec mes collègues, nous sommes tous mobilisés dimanche. Ce sera l’évènement du siècle à Fougères !

Maxime est surpris. Il n’imagine pas qu’un gendarme peut être malade ou éprouver des psychoses.

– Mais rassurez-vous, monsieur Poirier ! Je suis gradé et je commande. J’ai posté mes hommes comme il faut. Je ne peux pas croiser un animal. J’ai bien étudié les plans et ma stratégie est prête !

– Ouf, je suis rassuré… Mais pourquoi avoir besoin de moi, alors ?

– Ah mais ça n’a rien à voir ! Vous avez cru que… Ah, c’est drôle !

Maxime Poirier et son client M. Guillou rient ensemble.

Maxime se reproche d’avoir mal écouté son client. Sa règle d’or est de toujours bien comprendre la demande d’un client, dès le début d’un entretien de coach. Il a raté !

– Non, ce n’est pas à cause de ma phobie des animaux que je viens vous voir, dit Julien Guillou quand il a finit de rire.

– Mais alors, dites-moi comment je peux vous aider !, s’agace Maxime. Vous ne faites quand même pas une enquête sur moi ?

– Allons monsieur Poirier, si j’étais en enquête officielle, je porterais mon uniforme ! Non, il s’agit de ma femme : elle s’inquiète que je pourrais bredouiller en présence de monsieur le Président de la République. Que soudain devant lui, je ne sache plus quoi dire.

– Mais, vous ne bredouillez pas d’habitude, n’est-ce pas ?

– P-pa-parfois je bégaie.

– Et ça vous… Vous bredouillez ou vous bégayez ?

– Je bégaie, je bégaie.

– Comme c’est étrange… Mais, dans la vie de tous les jours, vous bredouillez ?

– Ah ça non ! Mais l’autre jour, par exemple, le commandant m’a accroché une nouvelle médaille sur mon uniforme. Au moment de remercier, j’ai.. j’ai…, je n’ai pas su quoi dire.

Maxime Poirier réfléchit. Est-elle vraie cette histoire de bégaiement ?

– En somme, vous êtes un brave gendarme qui ne sait pas quoi dire quand on le félicite, n’est-ce pas ? Je pense que la solution à votre problème est simple : souriez au lieu de répondre, ne dites rien.

– Ah, vous croyez ?

Maxime regarde longuement l’unique œil de monsieur Guillou qui semble le regarder en face.

– Vous savez monsieur Guillou, vous êtes quelqu’un de vraiment formidable !

Julien Guillou retient sa respiration pour ne rien répondre.

– …

Il a compris. Il sourit tout en se levant du fauteuil jaune. Il part à reculons, sans quitter d’un œil puis ensuite de l’autre son coach Maxime. En ouvrant la porte pour sortir, il dit :

– Vous êtes vraiment très bien aussi, monsieur Poirier.

Et il s’en va.

C’est vendredi, la première semaine de travail à Fougères est finie pour Maxime Poirier. Il est temps de ranger ses affaires et de faire sa valise. Demain, il part passer le weekend à Brest.

Samedi

Sur la route du Finistère, Maxime conduit tranquillement. Il n’aime guère la vitesse. Il sait que rouler est dangereux et qu’un accident est toujours possible. La route à 4 voies pour aller à Brest est longue et monotone, surtout passé Saint-Brieuc. Maxime fait souvent plusieurs pauses sur la route. Il s’arrête alors pour marcher un peu et prendre un café.

Depuis un quart d’heure, son téléphone a sonné à plusieurs reprises. Quelqu’un lui a laissé au moins un message et un SMS.

Il est 15 heures et Maxime s’engage sur l’entrée d’une aire de repos. Une cliente de Fougères a peut-être besoin de lui ? Il écoute les messages sur le téléphone.

Monsieur Poirier ? C’est important. Pourriez-vous rappeler le 01 01 20 20 22 ? C’est en rapport avec la venue de monsieur le Président de la République demain à Fougères. Merci de rappeler au plus vite. Demandez la lumière, tout simplement. Merci monsieur Poirier.

Le SMS redit la même chose, en plus court évidemment :

Pls, appelez le 01 01 20 20 22, la lumière. 1portant, urge, merci. SPR

Maxime va demander un café double à la cafétéria de l’aire de repos. Puis il s’installe dans un coin calme. Il appelle le numéro de téléphone.

Mais il raccroche aussitôt. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qui est celui qui signe SPR ? Il s’agit sûrement d’une mauvaise blague. Maxime, en route pour Brest, n’a aucune envie de s’occuper encore du banquet présidentiel de dimanche.

Mais tout à coup son téléphone sonne ! C’est le numéro en question !

– Allo ?

– Allo, monsieur Maxime Poirier ? De Fougères ?

– Oui, je…

– Vous demandez la lumière ?

– Mais quelle est cette blague ?

Demandez-vous la lumière, monsieur Poirier ?

– C’est un roman d’espionnage…

Demandez-vous

– Oui, oui, je la demande la lumière ! Voilà !

– Ah, parfait monsieur Poirier. Service de la Présidence de la République. Ne quittez pas, je vous passe la Lanterne.

La Lanterne ! La résidence des présidents de la République à Versailles ! Le message était codé bien sûr.

– Allô, allô, vous êtes bien Maxime Poirier ?

– Oui madame, vous devez le savoir puisque vous m’appelez.

– C’est la procédure. Dites-moi quelque chose sur vous de personnel.

Maxime hésite. Que dire ?

– Hé bien je trouve mademoiselle Narcis très jolie.

– Un instant je vous prie…

Maxime entend des bruits d’ordinateur à l’autre bout du fil.

– Je confirme monsieur Poirier. Mademoiselle Narcis est très jolie. Vous l’avez rencontré mercredi. Ne quittez pas.

Maxime entend quelques clics et bruits étranges et soudain une voix d’homme lui parle.

– Monsieur Poirier, c’est gentil de votre part d’avoir appelé.

Le son de l’appel a changé : Maxime a l’impression que l’homme qui lui parle est tout proche de lui. Comme si tous les deux étaient assis côte à côte.

– Monsieur Poirier, mes oreilles ont entendu beaucoup de compliments sur vous ! Et mes renseignements…, enfin, on me dit que vous êtes vraiment très bien !

– Je vous remercie.

– Monsieur Poirier, nous aurions besoin de vos conseils. Il se trouve que nous serons présents demain au banquet de Fougères et…

Nous ? Vous avez dit nous ?

– Moi-même et… un ami. Oui c’est cela, un ami. Avec d’autres amis… Et il pourrait y avoir des difficultés.

– Avec vous ?

– Non, mon ami. Il est…

– Mais qui êtes-vous enfin ? Et qui est votre “ami” ? Pourquoi tous ces secrets ?

– Je ne peux pas vous le dire, hélas. C’est secret, justement.

– Ah… Quel souci a votre ami ?

– Mon ami est… C’est difficile à dire !

– Allez-y, vous ne risquez rien.

Maxime entend à l’autre bout du fil quelques murmures.

– Maxime. Je peux vous appelez Maxime, n’est-ce pas ? Ce n’est pas courant mais mon ami est comicophobe

– Comico quoi ?

– Comicophobe, je n’ai pas trouvé d’autres mots. Voilà : il ne sait pas quand rire à une blague. Et ça le rend fou. Il a peur de rire au mauvais moment et d’être ridicule.

Maxime n’a jamais entendu parler d’une telle maladie ! Il pose une question :

– Mais comment fait-il dans la vie normale, dans son travail ?

– Mon ami fait un travail où il n’est pas question de rire ! Heureusement !

– Mais comment fait votre ami dans sa vie familiale ou avec ses amis, quand il n’est pas au travail ?

– Mon ami fait un travail où il n’est pas question d’avoir une vie familiale ou amicale… Heureusement ! Pour le reste, celles et ceux qui l’entourent sont au courant de sa phobie. Ils font bien attention de lui faire signe lorsqu’il faut rire.

Maxime commence à plaindre sincèrement cet “ami”. Il commence aussi à avoir une petite idée de qui est cet “ami”.

– A-t-il vu un médecin ? Se soigne-t-il ?, demande Maxime.

– Il a regardé beaucoup de vidéos d’acteurs comiques. Ou bien des vidéos de spectacles de clowns. Mais dans ces vidéos, il y a des rires pré-enregistrés. Ils éclatent n’importe quand, il y en a très souvent. Mon ami n’a rien compris et ça l’a encore plus déprimé.

– Ah, je vois. Et demain au banquet, il craint de ne pas savoir faire face ?

– Attendez, il y a pire : il est aussi sujet aux fous-rires. Parfois il se met à rire sans raison et il ne peut plus s’arrêter.

– Oui, c’est logique, explique Maxime Poirier. Votre ami se trompe et, comme il ne veut pas le montrer, il persiste et rit. Ensuite, il ne peut plus s’arrêter car il a honte.

– Ah, je savais bien que vous comprendriez, monsieur Poirier.

Maxime trouve que cette conversation est ridicule. Ces gens sont fous !

– Écoutez, dit soudain Maxime, je ne peux rien pour votre ami. Comme ça, au téléphone, je ne peux rien faire. Et d’abord, qui votre ami ? Ne serait-ce pas…

– Chuuut, oh, chut monsieur Poirier !

– Il me suffit de revenir demain à Fougères et je verrai bien !, s’amuse Maxime. Et je rigolerai bien !

La voix au téléphone se fait soudain plus froide :

– Vous plaisantez, Maxime, je le sens bien. Mais vous ne savez pas si bien dire : nous nous verrons demain à Fougères, au banquet.

– Co…, comment ? s’écrie Maxime ? Mais il n’en est pas question ! Je vais à Brest…

– Hé non, direction Fougères ! Regardez dehors et bonne route monsieur Poirier ! À demain !

La communication a coupé mais, de toute façon, Maxime ne parle plus : il regarde les deux motards de la gendarmerie nationale qui l’attendent dehors.

Son escorte pour un banquet.

Dimanche

Tout commence bien en ce jour de fête. Le banquet a été dressé la veille : tables, chaises, nappes et couverts. Les cuisines ont été installées dans des bâtiments provisoires. Tout le monde les désigne comme les préfab'. À l’intérieur, des cuisiniers ont commencé hier (samedi) la préparation et la cuisson des plats. Ce dimanche matin, d’autres cuisiniers sont venus à leur tour bouillir, cuire, frire, griller, épicer et saucer. Plus de 500 personnes vont manger ici ce midi. 10 tonnes de nourriture vont être cuisinées dans ces préfab'. Et ensuite servies à table par beaucoup de serveurs et de serveuses. Environ 200 bras, disons 100 personnes.

Ces personnes s’entraînent en ce moment à faire les bons gestes au bon moment. Un chef les dirige et leur montre comment faire. C’est comme dans un orchestre, chacun son rôle : tout doit être parfait ce midi lorsque les 500 invités seront à table !

Et autour de toutes ces personnes habillées de blanc et de noir, il y a les ouvriers qui dressent les chapiteaux. Car c’est tout un cirque qu’on installe ici ! Il faut tendre d’immenses toiles au-dessus des invités. Elles abriteront un spectacle que personne n’a vu à Fougères depuis 100 ans ! Un repas gigantesque en compagnie du Président de la République.

Il est 10 heures du matin. À Villacoublay près de Paris, le Président de la République monte dans l’avion qui va le conduire jusqu’à Saint-Jacques-de-la-Lande, l’aéroport de Rennes.

Il est 10 heures 10 du matin, DJ Alisse branche son matériel sur la grosse prise électrique. Tourne-disque, platines CD, table de mixage : Alisse, la jeune disc-jokey est prête pour la musique du banquet et du bal. C’est une grande occasion pour elle, son premier grand évènement ! Elle est née dans un village voisin de Fougères, alors c’est son jour !

Elle pousse le son : Jump, la chanson bien connue de Van Halen retentit à fond dans la halle de l’Aumaillerie vide. Le temps que DJ Alisse règle le volume du son, les basses, les aigus et les médiums, Eruption retentit sous les énormes préaux où bientôt le banquet va se tenir.

– Allô ? Allô. Baissez la musique s’il vous plaît !

Une grosse voix retentit dans les 115 haut-parleurs installés pour l’évènement. Cette grosse voix appartient à Frédérique. Frédérique est chargée de veiller à ce que tout se passe bien. Elle travaille à l’organisation du banquet.

Frédérique vient de Saint-Malo. Elle a beaucoup voyagé sur des voiliers. C’est pendant ses voyages en mer qu’elle a appris à commander. C’est de la mer que lui vient sa grosse voix.

– Allô ? Frédérique parle à tout le monde. Le Président arrive dans 112 minutes. Je demande à tous les responsables de secteur de venir me voir maintenant. Au rapport !

La voix de Frédérique retentit aux oreilles de Maxime Poirier. Il baisse la tête. Il voudrait s’échapper. Le son de cette voix lui pénètre durement par les oreilles. Ça lui fait mal, c’est comme si Frédérique lui criait dessus et lui donnait l’ordre de venir tout de suite auprès d’elle.

Maxime souhaiterait être à Brest, bien loin de Fougères. Mais il a été obligé de revenir dans cette ville, à ce banquet : qu’attend-on de lui ?

On le met dans un cabanon, seul.

Il est bientôt 11 heures

Julien Guillou, lui, regarde tout ceci de haut. Juché sur un camion de gendarmerie qui appartient à sa brigade, il vérifie que ses collègues gendarmes sont en place. Son organisation est tellement bien pensée qu’il n’a qu’à froncer les sourcils ou ouvrir grand les yeux pour se faire comprendre de ses hommes.

– Très pratique ce conseil de monsieur Poirier ! Si je n’ai pas besoin de parler, alors je n’ai plus de risque de balbutier ! Maxime est vraiment un bon coach.

Sur le toit du camion, Julien Guillou se félicite : il sait qu’aucun animal ne va grimper jusqu’à lui. Pour la suite du banquet, le gendarme sera posté à l’intérieur d’un véhicule de commandement. Il regardera tout ce qui se passera au travers des écrans vidéo. Si un animal vient frapper à la porte du camion, il ne lui ouvrira pas la porte !

Il est midi

Les halles de l’Aumaillerie se remplissent. Ici d’animaux, là d’hommes et de femmes invitées. Ici de bêtes soignées, brossées, bien nourries, en pleine forme. Là de femmes et d’hommes soignés, brossés, bien nourris, en pleine forme. Mais souvent inquiets : ce banquet est si important !

Monsieur Machécoulis, le maire de Fougères, a fini d’inspecter tous les lieux. Il a redonné ses instructions à tout le personnel municipal. Tout est prêt. Il s’assoit près des cuisines.

– Un café, s’il vous plaît !

– Tout de suite monsieur le maire. Le voici. Ce foulard vous va très bien monsieur Machécoulis.

– Merci, merci. Ça change du nœud papillon et de la cravate, n’est-ce pas ?

– Oui monsieur, ça vous donne un style plus jeune !

Tout le monde ce matin fait comme ce cuisinier. Tout le monde félicite monsieur le maire pour son foulard. Il est vrai que ce foulard Ferrari, coloré franchement des couleurs rouge, jaune et noir, il fait son petit effet.

– Quelle bonne idée m’a donné ce Maxime Poirier ! Avec ce foulard, tout le monde me remarque. Je me sens regardé, je me sens beau. Je suis en pleine forme ! Ah, qu’il est fort ce coach !

Puis il pense :

– Je me demande bien où il est. Dire que je l’avais invité !… Maintenant, je vais relire le discours que je vais prononcer devant monsieur le Président.

Mais il ne peut pas se concentrer sur sa lecture : pas très loin de lui retentit une conversation ponctuée de phrases chantées et de rires.

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Fougères, Fougères ! Hu-hu-hu…

Il s’agit de madame Noëlle Lebrâme. Elle vient d’arriver et, sous les halles, sa voix résonne formidablement.

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Le banquet ! Hu-hu-hu…

Il y a un attroupement autour de madame Lebrâme. Pour une fois, elle est au centre des attentions. Elle est ravie.

– Vous êtes magnifique, madame. Et surtout très intéressante dans votre conversation, dit un de ces admirateurs.

– Et quelle culture, madame !, s’exclame un autre. Citer le Trouvère et Platon !

Noëlle Lebrâme ne se sent plus de joie.

– C’est l’effet Poirier ! Je prends les conseils d’un coach. Oui, moi ! Je n’hésite plus, je fonce ! Même mon mari, monsieur Lebrâme le directeur du théâtre, est obligé d’en convenir !

Mais la grosse voix de Frédérique retentit :

– Test de la chorale jazz. Attention, test de la chorale jazz !

Mademoiselle Narcis se concentre : surtout ne penser qu’aux quelques gestes qu’elle a fait ce matin. Ceux qui l’ont amenés ici, auprès de sa chorale. Elle sait parfaitement chanter avec la chorale. Les prochains instants ne contiennent aucun inattendu.

La chorale jazz chante quelques instants, le temps d’essayer les micros et les 115 haut-parleurs. Tout va bien. Frédérique l’animatrice est contente :

– Parfait, parfait ! Bien La Marseillaise !

Janine Narcis pense :

– Ce n’est pas si difficile que cela, après tout. Grâce à monsieur Poirier, je peux me concentrer sur ce que je sais plutôt que sur l’inconnu.

Le souvenir de leur repas vient à son esprit.

– Et si quelqu’un me parlait aujourd’hui, au banquet ? Je répondrai simplement non. Grâce à Maxime, je sais dire non aussi ! Où est-il aujourd’hui ? À Brest je crois… Dommage !

Il est bientôt 1 heure de l’après-midi

Yasmine Rossi cherche des yeux monsieur Machécoulis, le maire de Fougères. Il veut lui parler de son projet de cabinet médical. Yasmine Rossi doit se presser car bientôt le Président de la République sera là. Alors monsieur Machécoulis sera occupé et il ne l’écoutera plus.

Ce serait une occasion manquée ! Car Yasmine connaît à la fois les questions et les réponses de cet entretien avec monsieur le maire. Avec l’aide de ce coach, monsieur Poirier, il a désormais en lui comme une formule magique ! Le docteur Rossi sait ce qui est important : la personne avec qui il parle ne doit jamais poser une question imprévue. Et si cela se passe, il faut quand même répondre une réponse préparée à l’avance, n’importe laquelle.

Le docteur Rossi se sent puissant aujourd’hui ! Son regard parcourt l’ensemble de l’espace devant lui. Et son regard s’arrête sur une longue voiture noire aux vitres sombres qui vient de stopper à l’entrée des halles de l’Aumaillerie.

La voiture a devant elle deux gendarmes à moto. Derrière elle, il y a une autre voiture d’où sortent des gardes du corps. Ils se placent tout autour de la voiture noire. Enfin viennent encore deux motards. Et encore plusieurs voitures d’où sortent des ministres.

Ces ministres ressemblent à des gens normaux mais ils sont ministres. Il n’y a que des hommes et aucune femme. Ils ont l’air fatigués du voyage, comme des gens normaux. Mais ils sont ministres alors ils sourient. Ils tendent les bras devant eux comme pour serrer des poignées de mains. Mais il n’y a encore personne devant eux alors leurs bras sont tendus dans le vide.

De la grande voiture noire, personne ne sort. Une vitre s’abaisse soudain et quelqu’un fait un signe de l’intérieur de la voiture.

Sans dire un mot, de façon automatique, le gendarme Guillou descend du toit du camion et s’approche. Il penche l’oreille vers l’intérieur de la voiture noire.

– Mon invité est-il bien là ?, lui demande-t-on.

– Oui monsieur le Président, monsieur Poirier est bien là.

– Parfait. Est-il au courant ?

– Oui, monsieur le Président.

– Parfait. Allons-y.

Julien Guillou claque des doigts en regardant le cabanon. Aussitôt, le gendarme de garde ouvre la porte et escorte Maxime Poirier vers la grande table. Sa place est juste en face du Président. Le gendarme lui dit :

– Rappelez-vous, monsieur Poirier : vous levez l’index gauche tant qu’il ne faut pas rire ! Et lorsque monsieur le Président peut rire, vous abaisser cet index et vous levez votre pouce droit. Ne vous trompez pas !

– Oui d’accord, j’ai compris.

– Et si vous sentez une situation dangereuse, vite, vous vous grattez la tête !

– Ah ?

– Oui. À ce moment, le Président a été prévenu : il prendra la parole et dira n’importe quoi.

– Une dernière chose : mais pourquoi moi ?, demande Maxime Poirier.

– Vous connaissez bien Fougères. Vous connaissez bien les blagues, vous. Vous êtes un héro monsieur Poirier !

– Et si le Président a un fou-rire ?

– Riez aussi ! Que voulez-vous faire d’autre ?

Alors que le Président marche vers la grande table, la chorale de jazz chante La Marseillaise. C’est réussi ! Tout le monde sourit.

Surtout Maxime qui a reconnu la voix de Janine. Il est content que mademoiselle Narcis chante bien.

C’est l’heure du banquet

Quand tout le monde s’est assis, DJ Alisse a lancé la chanson Don’t be shy d’Imany. C’est à la mode.

Take off your clothes, don’t be so shy.

Le cuisinier vient de taper une grosse gamelle avec sa louche. C’est le signal. Tout le monde se rue sur le banquet.

Il faut attraper une assiette et la remplir à raz bord de toutes ces bonnes choses à manger. À ce jeu, monsieur le Président de la République est le meilleur. D’abord parce que ses assistantes ont déjà préparé son assiette. Ensuite parce que tous les invités le laissent se servir en premier. L’inverse ne serait pas poli.

Quant aux ministres, ils sont heureux de serrer des mains. Ils ont toujours le bras tendu. Les assistantes leur glissent une assiette dans leurs mains et alors ils pensent à manger.

Ensuite, le rendez-vous des gens importants est la table présidentielle. Bien que les invitations aient été faites depuis longtemps, quelques personnes tentent au dernier moment leur chance de s’y asseoir. C’est le cas du docteur Yasmine Rossi.

– Après tout, se dit-il, pourquoi ne pas parler de mon projet au Président lui-même ?

Mais les places sont prises. Il remarque Maxime.

– Monsieur Poirier, vous êtes finalement venu ?

Zut, se dit Yasmine Rossi : il y avait donc une place libre !

Maxime, l’index gauche levé, n’est pas très bavard. Un gendarme en civil est assis à côté de lui et le surveille sans cesse.

Le Président a fini son assiette. Il doit maintenant faire la conversation.

– Monsieur le directeur du théâtre, quelle pièce joue-t-on à Fougères en ce moment ?

– C’est une farce, monsieur le Président.

L’index gauche de Maxime est toujours levé. Le Président prend bien soin de ne pas rire.

– Ah, une farce, mais laquelle ?

– Il s’agit d’une parodie du Bourgeois gentilhomme de Molière. La pièce s’appelle Le Bougeoir de la gentille bonne.

Maxime lève brusquement son pouce droit. Le Président éclate alors de rire. Et tout le monde de faire comme lui.

– Et vous chère madame Lebrâme, avez-vous vu cette pièce ? Qu’en pensez-vous ?

Noëlle Lebrame panique soudain. Elle regarde son coach Maxime et le supplie du regard. Puis elle se lance :

– Ah-ah-ah ! Hi-hi-hi ! Chanter, chanter ! Hu-hu-hu…

– Vous avez raison, c’est je crois l’heure de vous entendre chanter ! Où est la chorale de jazz ?

C’est au tour de mademoiselle Narcis de regarder, paniquée, Maxime. Celui-ci se sent impuissant, il hausse ses épaules. Puis il se gratte la tête.

Le Président a compris et change complètement de sujet :

– Allons, monsieur Machécoulis, que fait-on maintenant. Est-ce l’heure du concours agricole ?

– Non, c’est l’heure du bal, monsieur le Président. Dansons !

Et sur un signe, DJ Alisse lance la musique.

Le Président se tourne alors vers mademoiselle Narcis :

– Voudriez-vous m’honorer de cette danse, mademoiselle ?

Une invitation à danser avec monsieur le Président de la République ! C’est très très très inattendu ! L’émotion de Janine Narcis est vive. Très très vive !

Elle tombe dans les pommes, elle s’évanouit.

Edgar Machécoulis se précipite à son secours. Il retire le foulard coloré qu’il a autour du cou. Il éponge le visage de Janine qui est en sueur. Bientôt, elle reprend ses esprits. Elle se relève. Monsieur Machécoulis glisse le foulard mouillé dans sa poche.

À ce moment, le Président, qui danse avec madame Lebrâme, passe à côté.

– Vous allez mieux mademoiselle ? Tant mieux ! Mais monsieur le maire, s’écrie-t-il, vous êtes venu sans cravate ni nœud papillon ? Mais c’est terriblement impoli !

Edgar Machécoulis est désespéré par la remarque du Président. Son avenir de député est sans doute compromis !

C’est l’heure de la gloire

Le concours agricole s’est terminé alors que le bal battait son plein. Et maintenant, c’est l’heure de gloire pour l’animal gagnant.

Il s’agit d’un goret, luisant et très gros. Il s’appelle Gabin. Son éleveur monsieur Picard l’a nommé ainsi en référence à l’acteur Jean Gabin qui dit dans un film une réplique célèbre :

Tu as de beaux yeux tu sais !

Et oui, Gabin a de beaux yeux de cochon. Son regard est presque timide.

Comprend-il qu’il va bientôt venir sur scène, sous les projecteurs ? Comprend-il qu’il va être applaudi ? Ce n’est pas facile de savoir ce que pense un cochon ! Gabin cligne de l’œil. Il ne se sent pas très bien. Il tremble et ses gros jambons tressaillent. Il semble demander de l’aide autour de lui.

Tout près de lui, il y a son éleveur monsieur Picard. Mais celui-ci est dans les nuages. Il est content que Gabin a gagné le prix. Il ne se soucie plus de ce qui arrive autour de lui.

Soudain tout le monde panique : le cochon s’agite et commence à pousser des cris ! Qui peut aider ?

– Y a-t-il un vétérinaire dans la salle, demande-t-on ?

– Non, mais il y a le responsable de l’hôpital, le docteur Rossi !

– Ah, monsieur Rossi, venez vite !

Le docteur Rossi s’approche de Gabin. Il ne sait pas comment s’y prendre.

– Allons, se dit-il. Un cochon ne doit pas être très différent d’un humain ! Je vais appliquer ma nouvelle méthode…

– Alors cochon Gabin, on tremble ?

– Oui, je tremble, répond le docteur Rossi à la place de Gabin.

– Tu tremble de peur, c’est ça !

– Non, de joie bien sûr. J’ai gagné !

– Est-ce que ça te gratouille ?

– Oui, j’ai bien envie de m’enfuir !

Bref, le faux dialogue est un désastre. D’autant plus que Gabin n’apprécie pas du tout les tapes du docteur sur son dos et derrière les oreilles. Et Gabin n’aime pas non plus le ton de la voix de cet homme. Gabin n’aime rien chez Yasmine Rossi !

Alors, Gabin se fait la malle, il se tire, il s’enfuit. Il profite que la barrière est ouverte et il court droit devant.

Ses 350 kilos en folie provoquent une belle panique sur la piste de danse ! Devant Gabin, les couples se séparent. Tout le monde court et cherche à se protéger de l’animal. Une nouvelle danse s’invente aujourd’hui ! Une drôle de danse qui deviendra célèbre, c’est sûr !

Et, soudain, tout le monde se fige. Un duo s’est formé au milieu du bal : face à face se trouvent monsieur le Président et Gabin le cochon. Leurs regards se croisent. Entre eux deux, il se tisse une relation. Il sont surpris et ils ne bougent plus. Chacun se reconnaît dans l’autre, le cochon se voit en Président. Le Président se voit en cochon. Tous deux sont flattés du regard admirateur de l’autre.

Mais le goret souffle bruyamment et il reprend sa course folle !

Il sort de la halle et va percuter des tables, les cuisines et un camion. Le gendarme Guillou, qui s’était endormi devant ses écrans, se réveille. Sans réfléchir il ouvre la porte de son camion. Il se retrouve nez-à-nez avec Gabin, nez-à groin plus exactement !

Ni une ni deux, Guillou empoigne sa bombe de gaz lacrymogène et s’apprête à asperger le cochon.

– Julien, non ! Attendez !

Maxime Poirier s’est précipité. Il tient de ses deux bras tendus la nappe de la table présidentielle. S’approchant du cochon, il fait de la nappe un grand paravent qui isole Gabin du bruit et des gens. En même temps, il lui parle d’un ton très rassurant.

Gabin se calme. Il ne voit plus rien de la panique et de l’agitation. Il entend la voix rassurante de Maxime :

– C’est cela, redresse-toi sur tes jambons. Arrête de trembler. Sois fier, tu es le plus beau cochon de la région ! Dans tes beaux yeux, je vois que tu comprends la bêtise de tout ces gens qui ne savent plus rien. Ils ne savent plus qui ils sont ! Ils veulent tous et toutes être quelqu’un d’autre. Alors bien sûr qu’ils n’y arrivent pas !

Gabin semble avoir compris. Il redresse sa tête immense. Il oriente ses jolies oreilles pointues vers Maxime, cet homme qui murmure si doucement :

– Toi, tu n’as pas hésité à être un bon cochon.

Gabin agite sa queue.

– Il est bien content !, s’exclame monsieur Picard. Il caresse Gabin, ces deux-là sont heureux de se retrouver.

– Monsieur Poirier, vous avez le don de savoir parler aux cochons. Votre fortune est faite dans la région !

– Ça dépend, intervient soudain le Président de la République. Monsieur Poirier acceptera peut-être de venir avec moi à Paris ? La semaine prochaine, vous pourrez être utile avec moi à la grande réunion des Présidents européens !

Mais toute la population de Fougères s’est groupée autour de Gabin, monsieur Picard, monsieur le Président et de Maxime Poirier, le coach à la mode :

– Ah non, s’exclament le docteur Rossi, madame Lebrâme et le gendarme Guillou, on garde Maxime ici à Fougères !

– Ah oui !, crie Janine Narcis. Elle rougit car tout le monde l’a entendue !

Maxime Poirier s’exclame :

– Mais alors, promettez-moi de restez vous-même ! De ne plus chercher à devenir des femmes parfaites et des hommes parfaits !

– Oui, oui ! Nous promettons, nous promettons !

Maxime Poirier n’a donc plus de souci à se faire pour son avenir de coach.

Pardon : son avenir de “cotche”.