Le caisson clos

Dans l’après-midi du 3 juin 1941, sur Meadow Beach, Arthur Landon voit venir à lui un officier de l’armée japonaise qui, en français, lui dit :

– Mes hommes vont faire un exercice de débarquement, ici.

Et, désignant l’intérieur immédiat du rivage :

– Et un peu plus loin aussi. Autour de votre maison. Y voyez-vous un inconvénient ?

Arthur Landon est un homme désœuvré depuis l’invasion de l’archipel.

– Non, allez-y.

L’officier s’éloigne. Le Français reste debout, les mains dans les poches. Tandis qu’il jette un œil sur Beauséjour, sa villa en pierre, il entend les moteurs. Dans la mer bleue et calme, un blindé, un canot et une barge de débarquement sont lancés à toute vitesse vers la plage. La barge se détache en tête et vient rouler sur la dune, là où Meadow Beach est la plus étroite. Plusieurs hommes en bondissent et, de la porte avant, sort un camion. Le blindé et le canot les rejoignent. Tandis que la petite troupe s’organise, Arthur Landon remonte vers sa maison, villa depuis trois mois sur un rythme de vacances : ses deux filles ne vont plus à l’école, sa femme s’absente fréquemment. Il pousse la lourde porte, la laisse ouverte et reste dans l’entrée. L’époque est en sursis. Secrétaire d’un Bureau qui a dû fermer ses portes, Arthur Landon n’a plus rien de particulier à faire. Il attend.

Le camion s’arrête devant la maison et trois soldats en descendent, traînant des caisses. Ce sont des Birmans : leur crâne est rasé très lisse, avec une longue tresse de cheveux noire. Des tatouages se devinent sur les avant-bras. Leur uniforme est jaune crotte-de-chien, jaune malade, mal ajusté. Arthur Landon pense qu’il s’agit d’un groupe de mercenaires que l’officier entraîne, pas de l’armée régulière japonaise. Il regrette un instant sa nonchalance.

Des caisses sont sortis six fusils que ces Birmans équipent consciencieusement de baïonnettes.

L’officier s’est approché d’Arthur Landon, comme si des explications étaient nécessaires.

– Je les équipe de deux fusils chacun. Et par très petits groupes, pour faire ça bien.

Landon ne pense pas à lui demander l’avantage de la méthode, ni ce que sont devenus ceux qui conduisaient les engins ou que va faire le tank. Mais il se dit que cet exercice est mené étrangement. Les Birmans rangent les caisses et se partagent des grenades. Cela fait, ils suivent leur chef vers la cuisine dont une porte donne sur le jardin. Le maître des lieux les voit s’enfoncer dans les herbes hautes.

Puis, lorsqu’il ne les voit plus, il entend quelques ordres et quelques phrases lancées ici ou là dans la broussaille. Le silence a repris son domaine.

À Élisabeth sa femme qui descend l’escalier, il dit d’appeler la petite Marion et de rester avec Lise, l’aînée, dans la salle à manger. Le temps qu’ils s’en aillent, dit-il sans plus de précisions. En y repensant, il trouve ces soldats brusques et patibulaires.

Mais Élisabeth lui annonce qu’elle doit sortir.

– J’emmène Marion avec moi, lui concède-t-elle.


Un peu plus tard, Arthur est dans le salon. Dans le jardin, Caboulot le chat sort brusquement par le haut des herbes, faisant le gros dos. Les omoplates sorties démesurément, les poils du dos hérissés complètement, Caboulot siffle bruyamment. Arthur interpelle Élisabeth, prête à sortir :

– Viens voir !

Mais aux pieds du chat se dresse lentement un Birman, le fusil pointé sur l’animal. Arthur entrouvre alors rapidement la porte fenêtre et appelle discrètement son chat. Caboulot se faufile et Arthur, dans sa précipitation, manque de lui coincer la patte sur son passage. Le chat s’étend, la porte fenêtre est fermée cette fois. Élisabeth sort par l’entrée avec un simple au-revoir. Caboulot se calme lorsque Arthur lui dépose, sur les trois marches pompeuses de l’entrée, sa gamelle remplie. Le domaine est à nouveau calme et Arthur Landon retourne dans le salon. Il s’assoupit peut-être devant la bibliothèque ou le piano. Un chat vient se blottir à ses pieds, c’est le gros roux des voisins. Arthur se lève, passe dans l’entrée où sont trois chats qui se battent pour la gamelle de Caboulot. Le chat de la maison est mis à l’écart. Tandis que le gros chat roux se régale, un petit noir et blanc coince Caboulot sur les premières marches de l’escalier. Un autre a gravi à moitié l’escalier, un autre encore file dans la salle à manger. Sans doute que la porte de la cuisine donnant sur le jardin est ouverte. Arthur Landon ne sait que faire, il ne peut pas faire la police entre les chats. Il aperçoit Lise qui dessine sagement à la table de la salle à manger. Il passe dans son dos, rejoint la cuisine et ferme la porte donnant sur le jardin, d’où sont certainement entrés les chats, mais où tout semble calme désormais. Par l’arrière-cuisine, il revient au salon.


Ah, oui !, l’électricité. Est-ce Élisabeth qui lui en a parlé ou bien est-ce lui-même qui a appelé le réparateur ? Il ne sait plus. L’homme est là, avec ses outils. La maison a sa vie propre. Des lampes grésillent et s’éteignent presque, cela crée de curieux effets. Quelle heure est-il ? Arthur essaye de se repérer mais la lumière du jour n’est pas franche dans l’entrée.

L’électricien referme un tableau dans le salon et, répondant sans doute au regard perdu d’Arthur Landon, il s’approche de lui, tirant de la poche de son pantalon un plan plié maintes fois. Il lui explique.

– Voilà : le circuit principal vient de la cuisine, passe ici le long de l’arrière, passe au salon et repart vers la salle à manger. Forcément le problème est vers ici, quelque part dans l’entrée. Doit y avoir un tableau par là, vous voyez ?

Et déjà le gars démonte un placage de bois, Arthur ne se rend compte qu’aujourd’hui que ce panneau était tenu par des vis – des années pourtant qu’il vit ici, sans les avoir vues. L’électricien a laissé le plan à Arthur Landon. Celui-ci le déplie devant lui : c’est vieux, mais ça ressemble effectivement à Beauséjour, la maison qu’un riche Français a construit sur cet îlot selon le modèle bourgeois du XIXe siècle. Il y a l’épaisseur des murs, les courbures de l’escalier central, le grand espace de la cuisine et tous les circuits électriques qui y mènent. Il y a aussi les conduits des cheminées, le faux couloir vers le salon qu’on appelle arrière-cuisine, l’entrée monumentale avec ses trois marches inutiles qui absorbe pratiquement un bon quart du rez-de-chaussée. Et entre cette entrée et l’arrière-cuisine, au plein cœur du bâtiment sur le plan, une zone hachurée marquée « G.G », se superposant à l’escalier vers les caves. « Tiens, c’est vrai, le caisson G.G !, pense Arthur. Pourquoi l’a-t-on appelé ainsi, déjà ? » Cela date de leur arrivée sur Meadow Beach et des premières semaines, délicieuses, de la vie ici. Et cet espace mystérieux entre l’arrière-cuisine, l’entrée et le salon, au-dessus de l’escalier menant à la cave et continuant sous les larges marches menant aux étages, ils en avaient estimé la taille, écouté l’écho en tapant du poing ou du plat de la main, sans jamais découvrir une trappe permettant d’y accéder, au moins d’y jeter un œil. Pendant que Landon contemple ce plan, l’électricien a depuis longtemps ouvert le panneau de bois et il teste des câbles anciens, enroulés dans du tissu ignifuge et plein de poussière. De nouveau, des sautes dans l’éclairage.

Il y avait donc bien un accès à cet espace. G.G, vague référence à Jules Verne, à Gaston Leroux ou bien encore à Gustave Lerouge, Arthur ne se souvient plus exactement. Une histoire d’explorateurs partant sur un trois-mâts des glaces… Lui et Élisabeth étaient passés rapidement ensuite à autre chose et le mystère du caisson clos restait entier.

Le réparateur abaisse à plusieurs reprises le levier à main d’un gros interrupteur. Le courant stoppe tout à fait et laisse entrer dans la maison une pâle lueur diluée, indistincte. Arthur regarde le panneau démonté et les câbles. Dégoutté de ce qu’il prend pour des entrailles vieillottes, il passe dans la salle à manger.

– Ma chérie, dit-il à Lise, il est déjà 6 heures et quart et…

Mais alors il titube un instant et lit soudain sur la pendule midi moins le quart : « J’hallucine, ce n’est pas possible… ». Mais quelle heure est-il donc ? Il pense à l’électricien et à son interrupteur. Il balbutie en s’excusant :

– Qu’est-ce que… Je ne sais plus : est-on le midi ou est-on le soir ?

Cela le force à réfléchir un instant. La réponse est forcément liée à la zone hachurée et marquée « G.G » sur le plan … Il revient dans la cuisine, étant incapable de supporter cette interrogation= du caisson clos devant sa fille Lise.

Il l’entend elle qui lui répond d’un ton tranquille, avec peut-être une teinte de reproche :

– C’est à toi de décider.

3-6 juin 2005, Santarém.