Un certain nombre de tracasseries mais aussi de satisfactions en République populaire de Salombie

Mesdames et messieurs,

J’ai une seule fois séjourné en Salombie, à l’époque – courte, heureusement – où celle-ci s’était érigée en République populaire sous l’impulsion du camarade Garcia-Só. J’y allais pour une lecture littéraire internationale avec dans ma valise des feuillets de Kavvadias, de Ferlinghetti et de Carpentier. De Cuba, je pris l’avion vers Bahia. J’arrivai à Novas Portas par un train de nuit. Disons que sur mille tracasseries que j’aillais connaître durant mon séjour, ce simple voyage de nuit ferroviaire en avait consommé déjà deux cents – contrôles tatillons et répétés, toilettes défaillantes, voisins fort désagréablement ignorants et cahots bruyants : je n’en dirai pas plus.

C’est donc avec un immense sentiment de gratitude que je serrai au matin une main amie, celle de José Echaleas. Je le rencontrai pour la première fois mais la simple vision d’un costume, même modeste, même élimé, ainsi porté avec droiture et soin m’encombra de sympathie pour cet homme. Et lorsqu’il prononça ces mots de bienvenue, Vous avez tel Dante pénétré une forêt bien sombre, mais je vous en ferai visiter des clairières aimables, je ne me contins plus et l’embrassai avec effusion. Il en fut ému je crois.

Sans tarder mais avec de nombreux détours “importants et amicaux” m’affirmait-il avec un sérieux inépuisable, Echaleas me conduisit à la Maison du Peuple où une chambre m’était réservée. Encore secoué du voyage et désireux de poser ma valise et mes fesses sur un lit, je le remerciai vingt fois dans la journée et vingt fois nous fîmes une nouvelle halte importante et amicale. Je m’excuse amèrement aujourd’hui auprès de ces personnes visitées : si elles comptent assurément pour beaucoup dans mon bon souvenir de Salombie, je dus à l’évidence leur paraître un faquin.

La Maison du Peuple était située en bas d’une grande place en pente, la Grande Praça Napoleão. C’était plutôt un champs de Mars qu’une vraie place de ville : à l’est et à l’ouest arrivaient des boulevards, au nord et au sud s’opposaient une immense grille fermant un jardin d’hôtel et la Maison. Le modeste bâtiment réunissait deux anciens ateliers, murs en briques et toits de tuiles, les pignons et les encadrements des ouvertures en pierre de taille blanche. Au-dessus de l’entrée principale, à droite, une pancarte bricolée affichait bien “Maison” et “Peuple” mais l’on m’apprit qu’il s’agissait en fait d’une ancienne “Maison de l’amitié du Peuple de Mozambique”. Amitié et maison toutes deux abandonnées après la brouille avec Cuba.

José Echaleas me présenta ses compères organisateurs de l’évènement littéraire, également animateurs de la présente Maison du Peuple et, je le compris vite, tout aussi également opposants au régime de Garcia-Só. On m’installa enfin, dans une pièce de l’arrière, plutôt sombre. Je la comparais in petto à une sacristie – était-ce moi qui inventait cette odeur, ai-je cru voir un crucifix ?

La soirée littéraire rassembla sans doute deux cents cinquante personnes dans un cinéma du centre. J’héritais bien sûr d’une place d’honneur sur l’estrade et je fus ensuite fêté et abondamment salué lors du buffet qui suivit. Je pus faire mieux connaissance avec le groupe. Il y avait les deux frères Ignacio et Sócrates Lince, le jeune métis Eusébio Lopes, la charmante Pilár Fri-Égua et quelque Fernando, Jorge ou Rafaela. Tous me parurent extrêmement cultivés et passionnés par le temps présent. La soirée s’avança dans la nuit et je m’étonnais auprès des Lince que les sócialistas restaient invisibles – c’est ainsi qu’étaient ironiquement nommés les sbires de la république socialiste de Garcia. J’avais noté cette blague populaire : A diferença entre Garcia e o socialismo é a pequena vírgula que é montada.

– Ils ne peuvent pas être partout les pauvres, sourirent les frères. Soit d’autres bougres que nous méritent leur attention, soit ils se roulent par terre à quelque mariage…

Mais nous comprîmes de retour sur la Grande Praça la vraie raison de la mansuétude des miliciens et, en termes de tracasseries, ça se posait là : la Maison du Peuple était condamnée, les portes et les fenêtres presque finies de murer. Dans la nuit, les pantalons blancs des maçons s’agitaient seuls sur des échelles invisibles, comme des mimes dans une scène de film muet absurde. Pris de stupeur, nous n’entendions même pas les truelles racler les parpaings et je ne saurais dire aujourd’hui si j’ai même entendu se fracasser au sol la pancarte de l’ancienne amitié du peuple du Mozambique. La Maison n’était plus là, soudain si petite, si vieille, si silencieuse. Elle ressemblait à une gare de triage désaffectée, qui ne trierait plus rien, qui n’aiguillerait plus vers un avenir meilleur. Sa façade était parfois noyée par la fumée d’une bouffée de cigarette d’ouvrier.

Instinctivement, notre groupe s’était dissous dans l’obscurité parmi les bruits des bottes des miliciens qui erraient sur la place. Nous n’en sentions que la présence, des ombres et des éclats de voix qui, pour l’instant, méprisaient de s’intéresser à nous – des miliciens fascinés par leur coup nocturne. Je me retrouvai avec José Echaleas qui m’arracha de la bouche la cigarette que je m’apprêtais à enflammer.

– Il n’y a plus le droit de fumer ici ce soir, me glissa-t-il dans un souffle.

Il m’agrippa le coude, je me laissai guider. Il hésitait, cherchant prudemment dans cette vaste place des espaces déserts et plus sombres encore que la nuit pour nous y cacher. Nous nous dirigeâmes vers le haut de la place et il me fit passer, de trois grands pas précipités, les grandes grilles du parc.

– Il faut se mettre à l’abri, me dit-il. Chez moi, là-haut. Pouvez-vous marcher ? Longtemps ?

Je le rassurai tout en regardant la colline qu’il m’avait désignée du bras. Je ne distinguais que sa masse noire au-delà des lumières fastueuses du Grand Hôtel.

– La nuit, il n’y a pas souvent de courant là-haut, précisa-t-il.

Nous passâmes le long des grilles, dans l’ombre. Puis nous marchâmes effectivement longtemps et la montée de la colline fut fatiguante. J’éprouvais cependant un sentiment de plus en plus serein à mesure de l’ascension. Cette Colina me sembla accueillante bien que je n’en vis cette nuit-là que des ombres. Les rares lumières – cigarettes, lampe-tempêtes, braseros – éclairaient des visages qui me ravissaient. Les odeurs du repas passé, les effluves de pipes, de fleurs nocturnes et de parfums féminins composaient le tableau vivant d’un quartier radicalement étranger à la ville en contrebas. José me confirma que la plupart des gens que j’avais rencontré ce soir y trouveraient refuge cette nuit.

– La Colina est un quartier très pauvre et traditionnellement délaissé des autorités. Toutes, quelles qu’elles soient. Vous n’entendrez ici que le silence de la misère, me dit-il en arrangeant à mon attention un matelas derrière un établi de sa ”grange”.

Loin des sócialistas, ce silence-là me convenait parfaitement et je m’endormis aussitôt.


Le lendemain, José Echaleas me fit voir son logis. La grange où j’avais dormi servait d’atelier. À l’étage se situait une cuisine et deux pièces dont je ne pus déterminer la fonction. Le petit jardin était tropical et d’ailleurs extrêmement humide sous d’énormes feuilles inconnues. Un deuxième bâtiment fermait un côté du terrain : entièrement en bois, il présentait tout au long une terrasse sur pilotis. Le reste consistait en une grande pièce lambrissées de bois noir et huileux. L’on passait de la terrasse à l’intérieur par deux portes larges fermées par des panneaux coulissants. Je fis la remarque à mon hôte de l’influence japonaise ici à l’œuvre de façon surprenante. Il sourit mais préféra plutôt que répondre me faire découvrir la vue sur le paysage, la ville et la Colina.

Le terrain d’Echaleas coiffait cette colline. Une seule route digne de ce nom la sillonnait jusque derrière la grange avant de partir de l’autre côté. José me montra le chemin par où nous avions zigzagué la nuit. À mi-pente environ, il me fit remarquer une maison carrée et aux murs très blancs. C’était le logis des frères Lince et de leur mère, tante et petits cousins. À d’autres endroits, il me désigna d’autres repaires d’opposants ou même des caches, sans paraître nullement se soucier de l’importance de ces informations.

– Tout cela est bien connu, répondit-il à mes inquiétudes. Il se sentait parfaitement en sécurité sur la colline. Si bien d’ailleurs qu’il ne me délivra aucune consigne et me laissa ainsi passer la journée tandis qu’il allait vaquer au ravitaillement, aux nouvelles et à quelque autre contact secret, peut-être.

– Ce soir, nous ferons une réunion dans la salle “japonaise”, ajouta-t-il simplement.

Je dois dire que sa désinvolture m’inquiétait. Depuis ma rencontre avec ce groupe d’intellectuels, j’hésitais à leur endroit : étaient-ils si sûrs de leur impunité ou bien inconscients du danger ? Se pouvait-il que l’État policier salombien était au final aussi fantoche et risible ? La coexistence du danger et de la vie paisible de la Colina m’était incompréhensible. Pourtant, j‘eus l’occasion de constater cette réalité étrange pendant la matinée. Le paysage était riche et varié au loin – bien qu’occupé majoritairement par le fleuve et la forêt – mais bientôt seul me passionna le spectacle de la favella, vers le bas.

Je fis ainsi la connaissance – visuellement et à distance – avec la mère des frères Lince. Je la vis revenir à un moment les bras chargés de trois énormes melons d’eau. La quinzaine de kilos de son fardeau semblait moins la gêner que la demie douzaine de policiers qui patrouillaient alors dans la moiteur du midi. La mère fit plusieurs tentatives pour rentrer ses melons à leur insu. Puis je la vis se concerter avec Ignacio et Sócrates. Ceux-là ameutèrent alors une dizaine d’enfants et leur donnèrent un sac de ballons. Un but fut installé dos à la haie qui délimitait la maison Lince. Sócrates y déplaça derrière une niche de gros chien. Admiratif, je ne remarquai qu’à peine la première pastèque rouler parmi les ballons, “tromper” le jeune gardien, passer la haie et faire vibrer les planches de la niche. J’éclatai d’un rire vrai lorsque le deuxième fruit fit de même. Et les policiers ainsi trompés une troisième fois, je me rassurai sur l’état de résistance toujours renouvelé des gredins face à l’État, sur la capacité des gens à vivre plusieurs réalités tout ensemble, celle de la République populaire et la leur propre.

Ce fut ma plus grande satisfaction en Salombie.

– Ces Lince sont malins. Ce sont des chefs. Et si les chefs ne sont pas malins, qui le sera ?, conclus-je pour moi.

L’après-midi apporta des nuages et de l’obscurité. La pluie ne tarda pas à battre, renvoyant les gens de la colline dans leurs maisons. Je me réfugiais dans l’atelier de José. J’étudiais son matériel et son bazar mais je ne pus me décider sur ce qu’il pouvait bien fabriquer là. Il y avait du matériel de sérigraphie, de soudure, quelques moteurs électriques et beaucoup de produits chimiques. Il revint en début de soirée, mouillé et aux aguets. Les miliciens n’avaient pas abandonné la place.

La réunion secrète se tint pourtant. La pièce japonaise s’était remplie sans que je remarque l’arrivée de tel ou tel. En l’absence de lumière franche, la pièce bruissait de murmures, de frottements et d’armes échangées – j’en avait reconnu la lueur sous certains blousons. Echaleas n’était pas celui qui parlait le plus mais il était évident que son avis comptait. Les participants parlaient très vite et dans une espèce d’espéranto dont je ne comprenais quasiment rien. L’ambiance du soir n’était plus à la littérature et j’avais là encore sous les yeux l’effective coexistence d’une opposition intellectuelle et une autre armée et violente. J’en fus mal à l’aise.

Après quelques regards échangés, Echaleas m’envoya dans la cuisine au-dessus de la grange :

– Vois ce qu’il y a sur la table et cuisine-le. Pour quatre ou cinq.

J’avais quelque chose à faire de concret et j’obéis promptement car cela dissipait un peu mon malaise. Je traversai le jardin tropical, me pressant car j’entendais au loin des portes claquer et des éclats de voix.

Dans la cuisine m’attendaient… deux langoustes et un plat de quenelles. Je ne peux pas dire si ces langoustes étaient belles, grosses, fraîches ou avariées : je n’en avais tout simplement jamais vu de ma vie ! Un rire me prit, que je laissai courir avec bon cœur et tant pis pour la discrétion. Ainsi était-ce ma tâche, ma contribution au combat contre la dictature, contre Garcia-Só l’ogre de Salombie : cuisiner ce que moi je considérais comme un met luxueux au sommet d’une favella ! La situation était cocasse et elle tourna au ridicule quand il me fallut combattre les deux monstres marins.

J’y mis pourtant du cœur et j’en vins à bout en une espèce de carnage atroce. Et je me sentis très seul. J’entendais les jeeps de la police, les bottes et les ordres donnés si calmement sous la pluie. Partout dans la colline on fouillait des maisons ! Je me voyais déjà bafouillant n’importe quelle explication idiote, que dire d’un étranger de se trouver là cuisiner des langoustes et des quenelles pour des convives invisibles – et les soldats emporteraient tout manger en rigolant, me laissant cuire de honte… Mais pas plus que les pastèques, les miliciens n’eurent mes quenelles.

J’entendis enfin un appel de la salle japonaise et, aussitôt, je présentai à José, Eusébio et les frères Lince mes quenelles littéralement fondues et sans plus aucune forme. Mais lorsque je découvris la présence à la table basse de la délicieuse Pilár, je présentai avec grand embarras cette fois ce qu’il restait des pauvres langoustes. Nous mangeâmes pourtant joyeusement. Encore, mes hôtes passaient de la tension à la sérénité mais je parvins cette fois-ci à me couler moi-même dans cette attitude de vie – ou de résistance, qui sait ?

Il me semble que nous dormîmes tous dans la salle, en tout cas Pilár et moi j’en suis certain. Je crois aujourd’hui dur comme fer que cette salle japonaise était protégée par un enchantement.


Le lendemain matin, j’étais à nouveau seul avec José Echaleas. Il m’appela sur la terrasse et du coin de celle-ci me fit assister à cette dernière scène étonnante.

La rue qui parcourait la Colina et qui donc passait au sommet près de la grange ne déparait pas dans le quartier : elle était grise et en mauvais état. Fallait-il alors s’étonner de la présence ce matin-là d’une équipe des travaux publics occupée à repeindre la signalisation sur le sol ? Oui, bien sûr, et tous les habitants se passaient le mot. La dernière réfection de cette route devait remonter à l’enfance de mère Lince – on attendait sa confirmation – et l’idée même d’un passage piéton peint en travers de la route comme à Paris ou à New York était ici inimaginable.

– Les travailleurs du jour ressemblent beaucoup aux maçons du soir, me fit remarquer Echaleas.

En effet, leurs salopettes blanches étaient assurément neuves et elles éblouissaient sous le soleil montant. Deux d’entre les gars montraient un savoir-faire indéniable dans la peinture au sol et, à l’aide grands pochoirs, ils avançaient à tracer le fil de la route. Ils restaient imperturbables aux questions des témoins demandant pourquoi ils commençaient ici en haut et non pas en bas de la route ce qui paraissait logique ?

– On a une feuille de route, fut-il finalement lâché.

Le reste de l’équipe faisait de son mieux pour camoufler sa véritable occupation de barbouzerie, ouvrir les yeux et les oreilles sur cette colline dangereuse tout en restant sourds aux quolibets.

Les habitants étaient plus nombreux maintenant et ils applaudissaient l’avancée du traçage. Les conseils fusaient et il se criait des débats sur l’urgence toute relative qu’il y avait à refaire ce tronçon de route, des moqueries sur l’efficacité des travaux publics et de l’administration en général ainsi que des supputations sur la fidélité des épouses des barbouzes. L’ambiance était bon enfant et l’avis général était que voir l’autorité publique s’intéresser soudain à la sécurité routière de la Colina était un bénéfice certain des évènements.

– Écoutez ces gens, me dit Echaleas en me donnant pour mon retour une de ses valises en remplacement de la mienne perdue à la Maison, ils ne sont pas loin de nous remercier des nuits d’angoisse que nous provoquons ! Mettre en branle l’État, ça leur plaît, n’importe comment.

Je retiens cette scène, mesdames et messieurs, au crédit de mes satisfactions salombiennes. Je n’eus plus l’occasion de retourner à Novas Portas ni de revoir ces braves gens. Mais je suis heureux de vous avoir exprimé ces souvenirs. Je crois que certaines amitiés nous sont rêvées et qu’elles nous laisse une nostalgie heureuse. Je fus l’ami fortuit de cette Salombie-là et de ses héros.

Yves Picard, nuit du 17 août, 18-20 août 2021.


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L'épuisement