L'épuisement

En juin 2021, Boonie Larose contemplait les cèdres immémoriaux de Vancouver. L’écran de son ordinateur se rafraîchit soudain, laissant de nouveau lire la page Wikipédia où s’écrivait sa biographie, la liste de ses livres à succès et la vie trépidante du héros de ceux-ci, Chas Cooper.

Chas Cooper, l’Arsène Lupin du Pacifique, s’évadait toujours de quelque part à chaque épisode. Ce simple ressort d’intrigue, Bonnie Larose l’avait sorti des feuilletons français du début du vingtième siècle sans imaginer que, cent quarante livres plus tard, les lecteurs et les lectrices en redemanderaient encore. Son éditeur monsieur Laverdure était ravi et généreux avec Larose mais il exigeait en retour une grande régularité de parution et il fallait sans cesse imaginer des aventures inédites pour que Chas Cooper continue à vivre – pardon : à s’échapper.

Mais il y avait aujourd’hui ces encyclopédistes du faux raccord, ces compulsifs du détail, ces biographes du temps réel, ces spécialistes de la ligne du temps, ses fans : les internautes.

Ils étaient nombreux, ils étaient opiniâtres, ils étaient insomniaques. Hors de toute mesure, hors du sens commun, ils aimaient Chas Cooper de façon compulsive : la vie du héros était reconstituée mois par mois, semaine après semaine, jour par jour. Il s’évadait à telle heure, courait, tombait dans ce piège là-bas et enfin se libérait ici, précisément au lever du jour (calculé sur le fuseau horaire). Et ces fans recousaient les aventures les unes avec les autres afin qu’évasions et pièges constituent un continuum d’une cohérence à laquelle Boonie Larose n’avait jamais lui-même pensé.

Ce matin, l’auteur implorait les cèdres immémoriaux de lui indiquer quelle place il restait à Chas Cooper dans sa propre vie. Et les forums spécialisés lui répondirent : cette journée du 12 octobre 1961. Celle-ci restait libre.


Boonie Larose dessinait distraitement ces cèdres rouges de Vancouver sur la lettre de son éditeur arrivée ce matin même. Monsieur Laverdure lui rappelait qu’une nouvelle évasion de Cooper, sous la forme d’une nouvelle justement, était attendue urgemment en Bretagne (France) par la revue Rechampir. Comment allait-il s’en sortir cette fois ? Évidemment pas d’une pirouette, Larose s’y était toujours refusé. Chas Cooper était franc, réel et trop héroïque pour ce genre de bassesse.

Larose soupira profondément trois fois de suite. Puis, pour la dernière fois concernant Chas Cooper, il se résolu à grimper l’escalier de son imagination. Ces marches funestes menaient droit à une porte vitrée sur laquelle étaient inscrites en gros et noir :

Hôtel du 12 octobre 1961, W E L C O M E.

– J’ai réservé la chambre, murmura-t-il.

– Vous la voulez comment ? Des meubles, un lit et des chaises et combien  ? La tendance : plutôt rose sexy ou gris international ? Blues d’hôtel pour homme seul ou vert mon canard ? Un seul jeu de serviettes suffira ou vous pensez inviter quelqu’un  ? Souhaitez-vous un vigile à demeure, par créneau, la caméra vidéo ou la serrure intelligente ? Vous compté-je la TV et alors combien de chaînes ? Espérez-vous rêver, écrire ou avoir une insomnie ? Souhaitez-vous pour l’un de ces risques souscrire une assurance ?… Il faut me répondre monsieur… Monsieur ?

– Je ne sais pas. On a réservé la chambre pour moi, répondit Larose.

– Ah, je vois… C’est à quel nom ?

– Chas Cooper. Euh,… Je viens juste de fuir Denver et demain, hé bien je… Je repars vers la prison de Dallas. Ma vie est un peu comme ça, vous voyez, aventureuse… C’est comment votre prénom ?

– Josie. Mais n’essayez pas de jouer avec moi, ça ne prend pas. Voulez-vous envoyer un télégramme à ce monsieur Larose pour confirmer votre présence ce soir ? Ça ne coûte qu’un dollar et c’est un service apprécié, monsieur…

– Oui, oui. Envoyez : “Bien arrivé. Tout va bien se passer.”

– Je mets “1,000 baisers” ou “T’aime” à la fin  ? Ce sont des choses qui se disent…

– Non, non merci, je ne dis pas ces choses… Josie.

– Bienvenue au club monsieur ! Voici votre clé, le petit déjeuner est au maximum à neuf heures. C’est Joe qui fait la nuit.

Le Club ! Boonie avait lu ce genre d’histoires de fans complètements accros à leur héros. C’étaient des maniaques tellement à la limite de la folie qu’il s’y arrêtaient au bord et la contemplaient en jouissant. Parfois ils se constituaient en tribus ou en clans et ils devenaient alors de redoutables adversaires des auteurs de fiction.

Les plus raisonnables – et les plus nombreux heureusement ! – écrivaient à leur tour des spins, des mash up ou des fans series. Les plus furieux compilaient les erreurs sur des forums sans fin ou discutaient du sens caché des épisodes et, au-delà, de la vraie signification réelle de toute l’architecture fictionnelle de la série. Au sommet de cette aristocratie se posaient les universitaires qui exerçaient le Droit de Critique dans des livres peu vendus et des colloques miteux – mais Chas Cooper leur était invisible tant il rampait le plus souvent sur le sol du succès populaire.

Restait par contre ces Chevaliers blancs de Wikipédia. Ceux-là préservaient volontairement des espaces libres à l’auteur, l’autorisant à résoudre lui-même une difficulté de son propre scénario ou l’obligeant à conter ces jours inoccupés dans la chronologie du héros – car un héros ne prend pas de vacances, c’est bien connu. En gravissant les marches funèbres de l’Hôtel du 12 octobre 1961, Boonie Larose était convaincu d’être pris dans un des pièges à la merci d’un de ces groupes de pervers. Mais enfin, qu’en voulaient-ils à sa prose ? N’avaient-ils donc pas de meilleure cause à leur activisme ?


Lorsque Boonie entra dans la chambre mentale du 12 octobre 1961, il n’y vit d’abord que des objets hétéroclites. Il ne parvint pas à ouvrir la crédence du volet et se résolu à rester là, debout, hésitant, comme après une bonne cuite. Bon sang, qu’avait-il bien pu se passer hier ? Il prit d’un geste brusque le Daily Denver daté de la veille et fourni gracieusement par la direction de l’hôtel sur le guéridon de l’entrée.

MAGNOLIA HÔTEL: CHAS WAS HERE! Show biz trick robbery but Cooper escaped again

C’était le 117e opus écrit par Larose (Magnolia’s robb and Chas was in), oui. Mais quel était donc l’épisode de Dallas ? Pourquoi ces bottes mexicaines dans la chambre avec une facture d’un cow boy store de Santa-Fe ? Le Nouveau Mexique était pourtant depuis longtemps un État que Chas Cooper évitait, dû ses antécédents là-bas. Les bottes disparurent de la vision hallucinée de Larose. Le passage par l’Oklahoma était la seule solution possible – voilà que Boonie raisonnait soudain comme les tarés de Wikipédia ! Mais c’était cela bien sûr : il avait coupé à travers, franchi successivement le Cimarron, la North Canadian, la Canadian en amont du lac, il avait évité Amarillo – tout cela en huit heures – à pied, moto, barque et aéroglisseur – et ce matin il créchait donc à Plainview.

La lumière envahit la chambre à travers les volets à demi ouverts. Boonie Larose y voyait désormais clair. À Dallas, soixante bouquins plus tôt mais bien le lendemain de ce 12 octobre 1961, Chas Cooper allait s’évader du parloir d’un commissariat de Dallas et filer sur la East Northwest Highway. Ce pouvait paraître comme un sacré voyage dans le temps pour Chas Cooper, mais Larose n’avait jamais fait attention à faire vieillir son personnage. Chas était éternellement jeune – il le fallait physiquement, à la fois pour les évasions acrobatiques et les conquêtes féminines que Boonie fantasmait sans jamais les écrire – et Cooper était très vieux aussi tant le héros avait de l’expérience et de la ruse.

Boonie Larose déplaça la petite table à côté de la fenêtre, il avait ainsi devant lui la chambre entière inondée de la lumière du matin. Il attira devant lui les feuilles à en-tête de l’Hôtel – était-ce possible qu’un tel sans étoile dispose de son propre papier de correspondance ? La première chose qu’il fit fut de défaire les draps du lit et d’en faire sortir Chas Cooper nu. La deuxième chose consista à hésiter s’il devait supprimer les occurrences répétées du verbe faire dans sa phrase – il décida qu’une grande partie de son lectorat parlait ainsi (do de ding ya oud to do) et que le traducteur vers le français se débrouillerait de toute façon. (NdT : J’ai laissé, désolé.)

Chas avait repéré les cuisines derrière le dos de Josie la réceptionniste – qui était poupoune d’ailleurs, il la devinait facilement corruptible si le besoin s’en faisait sentir. Il appela d’ailleurs la réception mais ce fut un gros Black qui répondit aimablement. Cooper voulait juste savoir si le bruit dehors allait le maintenir éveillé longtemps, Joe savait-il de quoi il en retournait ?

– Oh, reposez-vous monsieur, je suis désolé. Il y a dehors trois voitures de police et je crois le FBI, des men in black. Mais pas d’inquiétude, tout cela va finir très vite lorsqu’il se rendront compte de l’erreur….

Chas savait qu’il n’y avait pas confusion. Il fixa son holster sous sa chemise et enfila les bottes de cow boy un jour achetées à Santa-Fe en prévision d’une situation comme celle-ci, prenant bien soin de glisser la facture dans son portefeuille parmi ses faux papiers d’identité. Il colla le carton d’emballage sous les talons et sous les bouts ferrés afin de rendre silencieuse sa démarche. Mais au moment d’enfiler son cher vieux blouson d’aviateur et d’empoigner son sac, il fut surpris du poids. Il resta un moment interloqué alors que déjà des pas de rangers se faisaient entendre dans l’escalier… Il prit néanmoins les quinze secondes nécessaires à l’inspection de ses poches et du sac, faisant là preuve de son sang-froid légendaire – c’est l’adjectif qu’employa Boonie Larose sans en être particulièrement content.

Les plans étaient dans la doublure en mouton et dans le sac le matériel. Tout était prêt pour le Coup d’audace à Dallas (opus 57) demain le 13. Et à quinze heures sonnantes, Chas Cooper sortait par les cuisines de l’hôtel à l’insu des autorités, un petit sourire au lèvres. Garée au coin de la rue, la jolie Fiat rouge de Josie avait son moteur allumé…


Novembre, les vieux cèdres de Vancouver gouttaient la pluie du Pacifique. Il était midi et Boonie se versait un verre de givry qu’il comptait déguster en découvrant le numéro spécial titré Nos cousins de la revue Rechampir, tout juste reçu par la poste. C’était de la bonne facture, un travail éditorial soigné pourtant sans ostentation. L’ensemble était flatteur et la dernière aventure de Chas Cooper ne déparait pas malgré le ton très littéro-littéraire du reste. Larose lut avec un grognement de satisfaction la présentation de son œuvre rédigée par l’éditeur de la revue. Et puis il y eut cette phrase :

“Rechampir est très honorée de recueillir dans ses pages l’une des dernières aventures de Chas Cooper. En effet, Boonie Larose en a presque fini avec son personnage si populaire. Pour les fans, l’ensemble des aventures et des évasions de Chas Cooper est consultable à partir de cette page Wikipédia…”

Une des dernières, presque fini : qu’est-ce que cela voulait bien devoir signifier ? Ça n’allait pas recommencer ? Boonie se sentait épuisé. Il pensait avoir mis un point final à toute cette histoire absurde, cette fiction dans laquelle un héros populaire devait atteindre un point de complétude absolu ! Il avait été si faible et lâche de répondre à cette injonction de Laverdure, à cette foutue revue et à ces idiots de fans !

Et encore ce serait quoi cet épuisement si cher à Perec ? Aboutissement, réussite ou échec absolu de la fiction à inventer sans cesse, à rebondir, à échapper à toute contrainte ? Tout ne tenait finalement qu’au fait que Larose, l’auteur, ait attribué à Cooper, le personnage, une certaine honnêteté vis-à-vis de la réalité. Pas plus. Et qu’ils aillent diable !

Mais Boonie Larose alluma néanmoins son ordinateur et s’en alla vérifier ce qu’affirmait l’éditeur de sa dernière nouvelle – il n’était pas loin de soupçonner ce frenchie d’en être, de ce Club. Les forums avaient déjà intégré dans la biographie détaillée de Chas Cooper son évasion du motel de Plainview, Texas. Victoire, il n’y avait plus un jour de vide dans la vie du héros ! Et pourtant ce commentaire en coup de couteau, liké une centaine de fois :

“de Vigilance: Il y a bien un train de Plainview à Dallas Central Station que Chas peut prendre à 18:40 local time. Supposons qu’il le prenne  : Larose ne nous dit rien de ce qu’il a fait de 15:00 à 18:00, sauf à comprendre -pouah!- que Chas ait passé ce temps avec la petite Josie. C’est impossible et pas raccord. Les amourettes de Cooper n’occupent jamais un temps défini dans le reste de l’œuvre.”

Et quelqu’un renchérissait :

“C’est fantastique ce que tu dis là @Vigilance. Tout un nouveau terrain d’investigation s’ouvre devant nous! Il y a tellement d’heures perdues dans les journée de Cooper…”

Larose était pris de vertige et ce n’était sûrement pas ce givry qui en était la cause – il s’en resservit d’ailleurs un verre généreux. Il était vidé, sans plus aucun influx, démuni face à une telle vergogne. Mais une colère rouge, il le sentait, était en train de remplir rapidement ce vide en lui. Il avait envie de meurtre, tuer ces imposteurs, massacrer leur hobby et dévaster tous ces lieux virtuels qu’ils habitaient comme des goules, se nourrissant du sang de Cooper – qui n’était rien d’autre que son propre sang à lui, Boonie Larose. Il se rejeta en arrière dans son fauteuil.

Les cèdres au-dessus de Vancouver sont rouges depuis la nuit des temps. Leur vue immémoriale calma Boonie Larose. L’auteur savait bien que les tripes ne s’expriment en littérature que par le truchement des idées et des intrigues, des mots et des métaphores. Avec un calme digne de Chas Cooper, il rédigea la dernière des évasions de son héros. Il savait maintenant comment se sortir de là. Lorsqu’il mettrait un point final à ce court épisode, Boonie Larose savait qu’on ne lui casserait jamais plus les bonbons avec son héros. Celui-ci pourrait tranquillement rejoindre, au sens propre, les lignes de sa destinée – que Larose n’écrirait plus jamais.


Largué quelque part au-dessus de la Colombie britannique, Cooper tombait et tombait encore mais bientôt sa combinaison cosmique stabilisa son vol. Au sol, des cèdres rouges balançaient leur tête pointue au vent. Automatiquement, l’Encyclopédie Stellaire afficha en arrière-plan les informations du monde connu. Le nom de Larose retint la rétine de Cooper. Il cligna de l’œil et la morne vie de cet auteur à succès défila à vitesse lente. D’un geste encore, le héros ralentit le scroll qui devint lisible à l’ancienne façon. Tout ceci s’arrêtait en août 2021.

Puis Chas Cooper pensa à autre chose. Il devait putain de Dieu s’échapper de ce truc et accéder au niveau supérieur pour en finir avec toute cette merde. Pourquoi s’embêter avec la poésie ? Il leva le poing.

“En août 2021, Larose commit l’irréparable et s’exclut lui-même du cercle littéraire dans lequel était admise son œuvre. Aucun fan, y compris parmi son fidèle lectorat populaire n’excusa jamais que Chas Cooper ait passé l’après-midi du 12 octobre 1961 en compagnie de Josie la réceptionniste. Les passages décrivant Cooper nu et affublé de son holster sortant de la jolie voiture Josie dans ses bras et copulant ensuite à la vue de tous sur le trottoir, dans une friterie puis sur le capot d’un véhicule de police firent scandale. On mit en épingle l’usage par Larose d’un vocabulaire digne de synopsis porno, ce qu’il admit ensuite tout en se déclarant un peu déçu de la comparaison : “C’est un vrai scénario que j’ai écrit là. Et ce qui est porno, c’est le voyeurisme des gens lorsqu’ils cessent d’être des lecteurs.” Et l’envolée finale acheva encore le scandale. Josie et Cooper sont au centre d’un ring de boxe dont ils ont effrayés les champions : “– Vas-y, vas-y ! – Oui, Chas, tiens, prends-en ! Josie bottait ainsi le cul de Chas Cooper et, d’un dernier coup de l’âne, elle l’envoya au septième ciel.

Col de Boutière, Saint-Sulpice, juillet-août 2021. Yves Picard.