Tina continue

Ce matin, j’ai enroulé mon sac de couchage, fini ma bouteille d’eau entre toilette de chat et quelques gâteaux et je me suis mise en route, le long de la rocade. J’étais décidée. Cette fois j’allais aller loin. J’avais l’intention de bien « rouler », de faire route au long cours. J’avais quantité de nuages au-dessus de moi. Le vent, chaud, m’enveloppait, me caressait et faisait parfois violemment claquer mon blouson. J’avais l’impression de voguer à la voile, de tirer des bords, c’était l’aventure. Pour une citadine, je me débrouillais, je trouvais. J’ai pensé aux copains, aux copines, aux profs. J’aurais pu envoyer des SMS. Mais je me sentais trop bien. Le téléphone était toujours au fond de mon sac et je le laissais sonner. Plusieurs fois. J’ai regardé quand même : Papa, papa, papa. Puis des numéros inconnus. On me cherchait. Inquiétude, sollicitation discrète de ses « connaissances », papa était inquiet à sa façon. Sa façon, c’est la discrétion, le réseau. Je les connais tous des gardiens discrets. Immeuble, collège, lycée, rues, tout à l’intérieur de la ville est ainsi contrôlé. Je suis suivie.

Sur la rocade, à la frontière, j’étais limite. Près des steppes, de l’espace, du commencement de la mappemonde ! Mais pour mon père, loin de tout ce qui est surveillé, connu et enseigné. Loin de tout ce qui appartient au domaine, Rennes, là où j’ai tous les droits, là où j’ai tourné toute mon enfance, en rond, comme un vieux disque vinyle. Ça finit toujours au centre, le sillon. Sauf quand il est un peu rayé et là, il emmène vers le bord. Une musique ratée.

Le Sillon, à Nantes : j’y ai été avec mon père ! Il est spécialiste de l’architecture, de l’urbanisme, des routes et de toutes ces choses-là. Quand j’étais en cinquième, il avait organisé une visite à Nantes avec le collège, et notamment pour le Sillon. Sous la pluie mais une belle journée. Des souvenirs comme ça, j’en ai des centaines. Mes copains de classe se moquent souvent de moi : Eh, l’intello, tu devrais bosser pour un journal ! Reporteuse ! Ou à la radio, t’as une belle voix… Et puis t’es intelligente.

– Non je ne suis pas intelligente !

Mais ce que je vis depuis dimanche pourrait commencer à ressembler à un futur, peut-être. J’avais l’impression que je marchais sur une sacré ligne droite. C’était bien. Mais le téléphone sonnait encore et là, j’ai hésité. J’ai suivi la sortie de la rocade et couru vers un grand rond-point, j’y suis montée. C’était long, la côte était interminable, j’étais essoufflée. Mais j’ai trouvé ça chouette là-haut. C’est qu’il fait un véritable grand rond ce rond-point !, avec ses deux ponts, ses routes qui s’en vont aux quatre coins, c’est vraiment grand. J’en ai fait deux fois le tour complet, me penchant parfois sur la rocade en dessous. Le jeu, c’est de se laisser surprendre par un camion qui déboule, vouf ! Mais septième appel, puis le huitième. J’ai eu peur que tout s’arrête là. J’ai pensé partir dans la campagne toute proche. La vraie fugue, la galère, la fuite.

Mais ce n’était pas ça, pas encore. Je suis revenue vers la ville. Peut-être que je ne voulais pas la quitter comme ça. Et puis j’ai pensé bêtement que mon téléphone allait se calmer. Car, revenue en ville, dans l’espace, « ils » sauraient que je n’étais pas loin, ils croiraient peut-être que je rentrais.

J’ai donc bifurqué au nord, par une route qui est vraiment une misère. Une pauvre 4 voies qui descend vers une zone. Après un carrefour, très long à contourner, elle fait un très vaste virage et passe au-dessus de la Vilaine pour arriver sous Beaulieu. C’est le Boulevard des Alliés. Alors, tu parles d’un boulevard ! Bonjour la promenade ! Même pas de vue sur le fleuve ! L’eau est cachée par des plexiglas, taguées évidemment. Les voitures allaient très vite, j’ai fait gaffe. C’était très long. Juste après le pont, j’en ai eu marre, j’ai plongé sur ma droite et dévalé les berges. SMS. SOS. HMS. La maudite boite sonnait encore. Je me suis placée sous le pont et j’ai jeté mon téléphone dans la Vilaine. Lui et toutes les ondes qu’il émettait. Le truc a flotté un court instant sur l’eau, comme un petit bateau.

May day! May day! Tora! Tora!, je me suis amusée.

Le téléphone coulait, je le faisais parler :

– Allô, allô ! Coulons. Boîte noire dans la vase. À vous ?

Brrllp.

– Adieu le Koursk ! Au revoir, on se souviendra de toi mon p’tit-gas !

Bip, bip et puis dernier bip.

Alors moi je suis repartie vers le nord, libérée, à travers Cesson. J’étais joyeusement Amundsen. Je suis passé par une zone où tout est en construction et tout en déconstruction. Poutrelles tordues et poteaux neufs. Des routes encore en glaise et les bus qui font gicler les flaques de boue. Après, c’est là qu’on s’est rencontrés, Guillaume.