Rencontre avec Martin

– Je suis Martin, un des gars de Promenade qui a pris la route. Promenade-Späziergang, c’est une marque, elle est écrite là sur mon camion, ça te dit peut-être quelque chose ?

– Peut-être, oui… Je cherche une fille qu’un gars comme toi aurait pris en stop hier.

– Non. C’est pas moi. Y’a jamais de fille dans mon camion. Même ma femme… Je te parlais de l’usine, les Promenade….

– Non, ça ne me dit rien.

– Bah, comment tu pourrais être au courant ?, c’est une histoire de fait divers. Tant mieux d’ailleurs, il y a des choses plus importantes.

– Dis-moi alors, je t’écoute.

Promenade, c’était l’usine qui fabriquait ces camping-cars. Elle était à côté d’Angers, à la Chevallerie, avec les autres – Le Voyageur, Pilote. Mais ces deux usines-là, elles y sont encore. La nôtre a disparu. Pliée, démontée, ramassée, rangée, il n’en reste plus rien ! Une fin écologique et efficace. C’est rapide. J’ai appris comment ça peut être rapide la fin et qu’il suffit de presque rien pour que quelque chose s’évapore. Le sous-directeur a pris la fuite un jeudi. Le tribunal a suspendu son référé au lundi. Le journal annonçait déjà la fin de l’usine.

Mais nous aussi on a été rapides ! Le samedi matin, je reçois un appel de Guillaume : « Viens, on est là. Ils y en a qui se barrent. » C’était ça, simple : On va se payer sur le stock ! Nous allions partir nous aussi, comme eux, réaction immédiate. On a quand même discuté un peu. Entre des mots et voler un camion, il y a tout de même de la marge. Et puis, pour aller où, et les familles ? Les collègues des syndicats tempéraient les ardeurs. Ils ont fini par proposer à ceux qui voulaient vraiment le faire, on y va ensemble, en colonne. Il fallait pas que ce soit criminel, que ça reste une action collective. Une revendication. Ça s’est passé comme ça. Moi je n’étais pas sûr mais j’ai suivi les autres de mon équipe, les menuisiers. On est parti jusqu’à la nouvelle zone industrielle de Noyant et on s’est garé, non, on a occupé un parking ! Occuper un parking, tu te rends compte ? Les flics nous ont collés dès le dimanche. Les pauvres !, c’était le barnum, les banderoles, ils ne pouvaient rien faire : on vivait dans les camping-cars de Promenade, on occupait le stock et la richesse de l’usine en faillite. Alors on criait : Les camions contre les salaires ! Les primes !, ou bien encore Non à la fermeture, on veut notre boulot !…

Du travail, il y en avait en fait pas mal dans cette zone et autour. Alors c’est devenu bien savoureux : le matin, on gueulait devant les caméras et les journalistes, ensuite on filait travailler dans les hangars voisins. Car assez vite, les boîtes de Noyant étaient venues chercher les gars. On était qualifiés, c’était intéressant pour elles. Les syndicats ne voyaient pas ça d’un bon œil ! Mais qu’est-ce qu’ils pouvaient dire, on tenait la lutte comme ça. Et puis Promenade n’existait plus. L’usine était déjà vide et commençait à être démontée. Je me demande même si quelques-uns n’ont pas bossé à ça, sans oser le dire aux copains.

Les camions se sont dispersés. Nous les menuisiers, nous sommes restés quelques jours ensemble sur une charpenterie, un montage de hangar pour usine – à moins que ce ne soit l’usine elle-même. Je suis venu sur Rennes avant la fin du chantier, suivant Guillaume qui lui ne voulait plus transiger.

Voilà. Nos camping-cars, ils nous ont permis de travailler. Le fruit de notre travail est devenu notre outil de travail. Une semaine là, deux ici. On entend parler de boulot, on y fonce. Des fois on vient toquer à la porte de nos camping-cars, tôt le matin, venez, on a besoin de vous. On se fait des sacrés trimestres point de vue paye ! Voilà, c’est comme ça maintenant… On a jamais plus entendu parler de la liquidation de Promenade. On nous a laissé tranquilles, ils nous ont effectivement concédé les camions en salaire et en prime. Qu’est-ce que ça leur coûte, finalement ? Rien, même pas le tribunal. Liquidation, on laisse couler et la vie continue.

Et toi, qu’as-tu à me raconter en échange ?


Précédent

Le jardinier