Le jardinier

Maghlout s’en est allé avec cette mission bizarre sur le dos et il arrive au rond-point de la Bouriande. Que va-t-il pouvoir faire ? Bah, à mission impossible nul n’est vraiment tenu et Maghlout doute de la détermination de Davis. Le jeune homme se montre velléitaire ! De la chance ou du temps, Maghlout sait qu’il dispose des deux, tant qu’il vivra. Mais Davis… Maghlout repère une camionnette-benne. Tiens, se pourrait-il que…

– Oh, le touareg !, l’interpelle soudain une voix joyeuse. Émergeant de la futaie apparaît Franck dans son costume de travail, les espaces verts.

– Eh, le jardinier !

– Alors nomade, où vas-tu comme ça !

– C’est toi le nomade, tu n’es jamais au même endroit chaque jour ! Comment vont ces terre-pleins ?

– Ils prospèrent Maghlout ! Écoute, hier j’ai trouvé deux pieds de vigne. Tu te rends compte ? Une plante qui met au moins vingt ans à donner du bon et qu’il faut tailler tous les hivers. Le gars qui les a planté a un sacré sens de la dérision, c’est sûr !

– Je ne vivrai pas assez vieux pour goûter ce cru, oui. Et puis quoi encore ?

– La routine. Les arbustes poussent, les bosquets deviennent plus fournis. Le métier est plus intéressant qu’avant, depuis que j’ai planté tout ça ! Je m’occupe d’arbres maintenant et non plus de tiges maigrichonnes. Et puis il y a ces traces, ces chemins, ces abris : je pense à ceux qui passent là, qui dorment et vivent. Je m’applique à tailler et à entretenir aussi le côté invisible du terre-plein. Je ne travaille plus uniquement pour les voitures, de ce qu’on voit à travers les pare-brises. Et toi, ça avance toujours ?

– Je cherche une fille, seule. Elle va peut-être marcher dans le coin, si tu la vois…

– Maghlout ! À ton âge !

– Oh, oh ! Ce n’est pas pour moi, j’aide un ami qui veut la retrouver.

– Oui, c’est toujours ce qu’on dit ! Comment elle est cette nana ? Tu sais, on en voit du monde ici !

– Tu me blagues ! Ne me fais pas croire que ce malheureux bout de route est devenu tout d’un coup un boulevard parisien !

– Oui, oui. C’est pour le plaisir de discuter, Maghlout ! C’est quand même plus sympa de se faire une idée de qui on cause, non ? Tu sais, il n’y a pas beaucoup de jeunes filles qui passent sur les terre-pleins. J’en suis peiné, même, d’ailleurs.

– Bon, ne t’attends pas à du roman épais. Voici ce que m’a dit Davis mon ami : «  Elle s’appelle Tina. Elle n’est pas comme les autres, tu la reconnaîtras. »

– Oui, c’est un peu juste…

– Pas physiquement, m’a dit Davis, tu ne la reconnaitras pas par ses habits mais grâce à une attitude, grâce à son nez en l’air. Désinvolte et curieuse à la fois, un peu secrète.

– Ouais. Aussi bien, c’est une hippie ?

– Non. Elle est quelconque. Mais, note bien, souriante, superficielle, comme si son intelligence n’était pas dans sa tête…

– Alors voyons. Elle a quel âge ta Tina ?

– Seize ans.

– Je te fais marcher, allez va ! Je l’ai vue tout à l’heure. Comme je t’ai dit, c’est rare de voir une ado trainer dans des coins comme ça, oui. On s’est regardé, elle m’a semblé mignonne, elle avait l’air amusée. Elle m’a fait un petit salut de la main.

– Tu lui a parlé ?

– Non. C’était de l’autre côté de la route, zut ! Il y avait aussi un groupe de gars, des travailleurs. Ils attendaient en fumant. Un camping-car aussi. Un type en est sorti et ils se sont parlé, elle et lui. J’ai pensé qu’ils avaient rendez-vous. Tu vois le roman ? Mince je me suis dit, je serais bien descendu parler un peu avec elle moi aussi ! Avec ma benne, ç’aurait été drôle. Et puis Christine est arrivée dans sa Kangoo.

– Christine ?

– C’est ma collègue. Elle est syndicaliste chez nous mais elle s’intéresse à ces gens, tu vois ? Je sais que ce n’est pas de mon ressort, qu’elle dit. En plus, ils ne cherchent pas à s’organiser. Mais il se passe quelque chose quand même ici, sur ces terre-pleins, quelque chose que le syndicat n’a pas intérêt à ignorer . – Et alors ?

– Christine était accompagnée d’un photographe et d’un reporter radio. La voiture s’arrête, tout ce beau monde débarque… Et j’ai tout de suite compris que le gars au camping-car, il n’avait pas envie d’être sur la photo, il est parti.

– Et Tina ?

– Hésitation. Puis elle l’a suivi. J’étais vert… J’espère qu’il n’y a pas de problème, hein ?

– J’espère… Un camping-car tu dis ? Comment il est ?

– Un tout blanc, sans déco. Un gros rectangle, qui ne ressemble à rien, enfin pas moderne, un truc pas fini. Pas vraiment traceur tu vois ?, un camion quoi, pour juste aller dormir d’ici à là.

– J’y connais rien…

– Bon, alors souviens-toi, juste une diagonale au niveau de la cabine qui, elle, est en forme de bulle. J’ai pas reconnu la marque. Pro quelque chose, avec un châssis Fiat, ça j’en suis sûr…

– Merci ! Salut Jardinier !

– Salut le Messie !

Continuant sa quête vers le sud, Maghlout longe des bosquets sur une longue et large bande de gazon offrant une perspective sur la route qui descend vers la rue de Rennes qui va vers Paris en suivant le fleuve. À trois cents mètres environ, sans doute à cause d’un vieux chêne, les ingénieurs de la bretelle ont laissé la terre remonter en un curieux promontoire d’un petit mètre de haut. Comme une rampe d’exposition devant une concession poids lourds ou d’engins agricoles. Et pile dessus aujourd’hui : un camping-car. En voilà un qui ne manque pas d’à-propos, se dit Maghlout. Je me dois de le connaître.