Là où tombe la lumière

J’y étais, je ne devais pas être loin. Le dôme lumineux de la ville atterrissait là, une affaire de quelques mètres. J’y étais. Je cherchai sur le sol ce trait qui sépare la lumière de la campagne, la ville de l’ombre, la réalité de son rêve. Mais je ne le trouvais pas. Pourtant absolument sûre de moi, cet endroit, je le connais depuis l’enfance ! Sans doute les lumières de la ville elle-même brouillaient encore la frontière. Je me suis accroupie le dos à une petite haie, cachant de mes mains les énormes lampadaires du rond-point. Par petits pas de crabe je me suis déplacée, cherchant dans l’herbe étalée le trait de la limite. Et soudain je la vis ! Je retins mon souffle mais elle, cette ligne, elle ne bougea pas. Elle existait là bel et bien devant moi ! Nette mais douce, très fine… D’un côté les pointes de l’herbe étaient de l’orange du lampadaire, de l’autre du vert noir de l’ombre. Je soufflais longuement, heureuse. J’oubliais tout, le bruit, les lumières et mes mains n’avaient plus besoin de faire visière maintenant. Ma promesse se trouvait à cet endroit précis, attendue depuis des années.

Je fus prise d’une joie de petite fille. Je bondissais, je piétinais l’herbe puis je revenais en équilibre sur mon équateur, ma ligne imaginée, désirée, cherchée. Franchie. Je jouais à « un pied dehors, un pied dedans », « coucou-caché », à la corde à sauter. J’ai traversé ainsi tout le champ, heureuse. Puis je buttai sous l’ombre d’un chêne immense qui me priva de mon jouet.

J’ai été rechercher mon sac.

Derrière l’arbre, les choses se compliquaient rapidement : des hangars, des clôtures et des zones de parking, durement éclairées. Ma ligne se brisait sur des camionnettes et des engins de levage, éclatée dans des ombres et des multiples carrés de lumière. J’ai couru au hasard vers un chemin mais il m’a vite étranglée en un sentier. J’ai croisé des bêtes, amorphes et à demi-réveillées, je me sentait un peu inquiète. Le passage est devenu vraiment noir sous les arbres. Je distinguais juste des branches, étais-je sous le dôme ou à côté ?

– Les feuilles saluent mon arrivée, me suis-je plaisantée. Elles me trouvent courageuse !

Je continuai. Il y avait sous mes pieds des graviers, je longeai une barrière et puis soudain un écriteau « Jardins familiaux ». Surmonté d’un fléchage : « Écomusée ».

– Au moins je saurai où elle se trouve cette ferme !

Et ces fameux jardins ! Mon cousin Emmanuel, attributaire d’un de ces jardins familiaux et qui est très militant quand à ces choses-là m’en avait tant parlé, tout une luminosité dans sa vie. Je l’imaginai encore là à cette heure du soir, fumant sa pipe, contemplant son œuvre et les étoiles. Je me suis faufilée dans le dédale, vide. Sans cousin, sans personne. Après l’allée, le sol remontait sur un terre-plein. Ça devait rejoindre la rocade. J’ai pensé : Là, je verrai.

Mais d’abord, comme si tout se méritait, il m’a fallu grimper, trébuchant et glissant des fois sur l’herbe mouillée. La nuit était cette fois complète et je ne voyais rien – on n’éclaire pas l’extérieur de la route.

Mais soudain mon téléphone a retentit. Vibré. Panique. – Papa ! Non, pas maintenant !

J’ai fouillé ma poche de blouson et dans ma précipitation – le faire taire ! – l’objet est tombé par terre. Il sonnait encore Lilac Wine (une chouette sonnerie dont je suis fière) et restituait comme une lumière de lampe de poche dans l’herbe poisseuse. Je l’ai rattrapé enfin mais c’était fini. Sans même attendre un message, j’ai éteint l’appareil qui avait été jusque là mon ami intime, que j’avais pourtant oublié ce soir. Je l’ai mis carrément au fond du sac.

J’avais chaud. J’étais en sueur. La montée, l’appel de papa, la météo ? Je n’en savais rien. J’ai ouvert mon blouson, je n’étais pas loin du sommet. Je sentais un air frais débouler du haut, déborder le remblais pour se diluer au-dessus de la terre nue du champs et, plus loin, l’humidité noire de la campagne. Un climat très local, très spécifique, ignoré des météorologistes ! Je me suis enfin hissée et ce fut vraiment là le spectacle.

Un point de vue magnifique qui m’a tout de suite fait penser à la sorte de récompense qu’on a quand, après une longue marche de montagne, on débouche sur la vue d’une cascade, uniquement là croit-on pour nos yeux seuls : vierge et fraîche dans l’intimité ravissante de la nature et ce à quoi seul l’effort solitaire du randonneur donne une réalité. Du haut de cette butte de terre sans nom, j’ai vu une énorme coulée rouge, lente, croisant un fleuve de lumières blanche et jaune – une fameuse guirlande, un sacré Noël ! C’était dimanche soir, oui. Un nombre faramineux de gens avaient à faire, tous pressés par le weekend passé. Ils ne s’étaient pas donné rendez-vous là, non, ils allaient chacun leur route, réunis sous mes yeux en un spectacle incroyable, un spectacle que seule la nature peut donner. Je lui en fut reconnaissante. Aussi à tous ces gens, aux bons et aux salauds, les chauffards et les femmes en retard, je les saluaient tous de la main, joyeuse.

Personne ne me vit.

Je peux dire que je ressentis-là du bonheur. Disons que l’indienne qui déboucha la première sur le Grand Canyon, j’étais Elle, fière, encore plus heureuse qu’heureuse. C’est à ce moment je crois que j’ai envisagé de prendre mon temps. Plus d’une seule nuit je veux dire. Presqu’en face d’une chaufferie, à l’orée d’un bois, j’avais mon sac de couchage sur mon dos. Je regardais autour de moi où l’allonger, en rond, comme un chien ou une chatte. Une fois allongée à raz de terre, sous quelques branches, sous le vent, le passage des voitures me serait une berceuse. Ça allait être doux.