La Touche Dogon

M. Marc comprend qu’il est parvenu à l’arrière d’un terre-plein. Intrigué, il suit les grilles quelques dizaines de mètres. À quoi servent-elles, aux sangliers ou aux hommes ? Qui des sangliers ou des hommes respectent mieux les grilles ? La barrière s’arrête dans un virage, contre un pont qui enjambe une quatre-voies. M. Marc s’engage à pied. En face, c’est un petit bois et la campagne derrière. Le bruit et la vue sont inédites, M. Marc est subitement sur le pont, attiré vers la rambarde. Sous lui s’étalent la route, ses voies et les trajectoires des véhicules. Il voit enfin le ruban que lui a décrit le vendeur de sa 500, les yeux pétillants, imaginant des runs infinis. – Il ne faut jurer de rien, n’est-ce-pas monsieur ?, s’était-il amusé. La rambarde du pont est blanche, éclairée par le soleil, de grands panneaux de signalisation y sont accrochés. On n’en voit que l’arrière et on ignore les directions qu’ils indiquent à ceux qui roulent sur l’autoroute. D’ailleurs, est-on au-dessus de la rocade, de l’autoroute des Estuaires ou l’une de ses nombreuses bretelles ? Sur la gauche, un immense pylône bourdonne régulièrement. Gwenaël Marc descend sur un chemin à demi tracé à flanc du terre-plein, vers une antenne-relais. Des camions passent sans cesse quelques mètres sous lui. Il se retourne et voit qu’il pourrait passer en dessous du pont – et parvenir ainsi derrière le portail soigneusement clenché, celui qui semblait protéger un site sensible ! De drôles de pensées traversent alors la tête de M. Marc, par exemple l’ironie de la situation, l’idée d’un gâchis historique ou peut-être encore cette idée que Tina a vu ces choses que, lui, il rendait invisibles. Il remonte sur le pont, suivant des yeux la courbe des fils électriques, les traits des glissières de sécurité qui plongent dans le sol une fois leur rôle accompli et tous ces bosquets d’arbres dont on ne sait pas sur quoi ils poussent, où ils plongent leurs racines. Vers le nord, pas moins de 8 voies s’écartent deux par deux. Inlassablement s’y séparent des voyages : qui revient de Paris l’à-valoir en poche pour un space-opéra, qui va au Mont-Saint-Michel s’émerveiller encore, qui est en vacances dans une voiture de location. Qui rêve de capsule Soyouz, qui part en repérage pour un documentaire, qui monte là-haut vers Cherbourg ou qui roule tout simplement parce qu’elle est irritée, soupe-au-lait et que rouler est son dérivatif. Au centre, entre deux grandes lignes de barrière, le terre-plein central immense fait perspective, brisée à l’horizon par les flancs gazonnés d’une colline, l’incroyable intérieur de la boucle d’une des bretelles. Ainsi les voilà ces kilomètres carrés préemptés pour l’A84 ! Et ce pont qui en fait partie, lui qui devait l’emmener vers Tihouït. M. Marc se retourne vers l’ouest. Et il voit Tina. Elle s’avance seule sur le pont. La scène est aussi surréaliste qu’un échange d’espions à Check-Point Charlie – Gwenaël Marc pense encore en termes de frontière. Sa fille, elle, vient simplement vers son père. Elle a quitté les bras d’un claudiquant à lunettes qui la regarde partir d’un œil attentif. M. Marc réalise enfin le moment qu’il vit et il dégrippe et il dézappe son blouson, court et jette ses bras fous au cou de sa fille. En refermant l’embrassade, il pense à un livre qu’on claque, une feuille de papier qu’on déplie pour comprendre un origami ou bien aux samares, ces curieux fruits des frênes qu’on lance en l’air et qui retombent en volant comme des hélicoptères – et puis il pense également que serrer dans ses bras un être aimé, qu’y a-t-il de plus simple et de plus compliqué ? Tina rigole, bouscule son père et prend l’initiative. Elle pointe du doigt dans ce paysage les étapes de son voyage, cite des lieux que son père ignore, semble voir Rennes dans un espace réel. Elle raconte un peu, par bribes, ce qu’elle a fait et qui elle a rencontré. Mais pas trop, elle promet de tout écrire. Après, l’essentiel, dit-elle, est là maintenant : – Devant toi ! Regarde-moi. – Et maintenant ?, demande M. Marc, inquiet. Il sort le bout de papier où Tina avait inscrit Tihouït. J’ai eu déjà du mal te trouver ici ! – Tu m’offres un grand café ? – Ma moto est juste là derrière. Il y a un bar ouvert à Thorigné, j’y suis passé tout à l’heure. – Allons-y ! Tina se retourne. Elle fait un signe du bras à Davis. Un signe qui peut vouloir dire tout à la fois je vais bien, c’est OK, au-revoir, à bientôt, j’y vais, etc. Merci.


De l’autre côté du pont, la voiture des Mane surgit et descend lentement sans bruit. Mayol en sort seul et vient prendre la main de son frère, enfin : – Viens Davis, tu n’as plus rien à attendre. Tu as eu ce que tu voulais, partons. – J’ai appelé Momo. Pas la peine. – Je sais, nous l’avons vu. Il ne viendra pas… Je suis là maintenant, Davis. Mais le regard du frère est braqué sur lui, l’intrus. Mayol baisse les yeux, a-t-il le droit d’être là, ce fraîchement débarqué ? Il repense à son si long trajet. Depuis l’utérus de sa mère jusqu’à ce pont désolé d’une autoroute, sur un continent nouveau , auprès d’un frère que ni sa mère, ni son père ni rien n’a choisi pour lui, sinon une suite incompréhensible de circonstances. Une longue ligne de naissances métis et des années et des années de saisons difficiles à cause de Niño et de Niña au flanc de la sierra de l’Arequipa. Trop difficile pour une veuve, alors la maladie et l’orphelinat. Et cet humanitaire international des Mane qui, surplombant tous les pays et leurs enfants possibles, a tombé sur lui. Oui, Mayol Melgar Roca-Mane, enfant d’un nom prestigieux, est lui aussi une goutte infime du brouillard de l’existence, tombée là aux hasards des condensations romanesque d’une voûte noire de suie. – Combien de miracles te faut-il donc, à toi Davis mon frère ?


Guillaume a raccroché. Il revient et apostrophe Nabab. – Regarde comment ça se passe : je pars. En une minute c’est décidé, un rien ! – Tu pars ? Mais attends, écoute… – Arrête avec tes plans. Des gens comme nous, on ne peut plus les garder. C’est fini ce temps. Et puis se tournant vers son ami Martin : – La môme, elle veut filer. Prendre un ferry pour vivre l’hiver à Cork, chez des amis de son père. J’ai rendez-vous. Je pars. – Tu la rejoins, c’est vrai ? – À Roscoff. Son père l’emmène en moto. – Et bien moi aussi… Je vais d’abord passer à la maison. Ils se disent au-revoir en chargeant leur Promenade. Cette fois ça a l’air définitif entre eux mais il n’y aucune tristesse. Tout sera bientôt bitumé, savent-ils, et quand toutes les routes et les parkings seront construits, hé bien ils se toucheront et il ne restera nulle part où aller. – Nous nous reverrons alors ! – Au tribunal, peut-être ! – Il n’y a pas de tribunal pour ça.


Martin démarre son running-home, y insère un disque que Guillaume lui a offert un jour de désœuvrement à la caisse d’une station-service, Liberty’s just another word for nothin' left to lose… À peine une heure plus tard, au niveau de la porte de Maurepas côté extérieur, au long d’une belle plantation de bouleaux au flanc du terre-plein, M. Marc en moto passe tranquillement sur la file de gauche, laissant s’engager sur la rocade deux camping-cars blanc identiques, Martin devant, Guillaume derrière. Collée au dos de son père, Tina reconnaît Guillaume et lui fait signe de la main. Il lui répond par un appel de phares. Sans savoir, il n’a bien sûr pas reconnu son rendez-vous sur une petite 500 derrière un mec en blouson de cuir. Mais Tina soulève son casque et un peu de ses cheveux roux flottent au vent. Guillaume comprend alors et klaxonne joyeusement. Á tout à l’heure, à l’embarcadère ! Devant lui Martin, pensant que Guillaume l’interpelle une dernière fois, lui fait signe aussi. Salut !


Précédent

La balade de Marc