La balade de Marc

– Messieurs, bonjour. Je… viens à propos d’une fille. C’est ma fille, elle s’appelle Tina et… – Monsieur, comme vous allez vite en affaires ! Oui, certes les choses peuvent s’engager déjà. Le cirque Fracassus, monsieur, est bien sur le départ, oui ! Mais les bureaux, le papier à en-tête,… disons que c’est en cours alors… Mais la troupe, oui, est presque constituée ! Et le programme… – Je vous demande pardon ? – Comment ? Le contrat, oui bien sûr ! Après tout, vous êtes le papa, elle est encore un peu mineure, n’est-ce-pas ? Moi aussi, je vous présente mon fiston, Julien. Mais le cirque ne l’intéresse pas, c’est un rejeton, bien au contraire de votre fille, monsieur ! Elle ne m’a, disons, formellement rien promis. Elle a des projets… concurrents. Mais, si vous donnez votre accord, alors… Un fou. M. Marc se reprend et, tout en trouvant que le quiproquo dure trop longtemps, il cherche à deviner avec crainte dans quelle galère Tina s’est embarquée. Si elle l’a réellement fait. – Julien, affranchis monsieur. Moi, j’ai à faire. Vous m’êtes sympathique, monsieur ! Et le Capitaine retourne ranger ses pinceaux, la peinture rouge, la peinture or et les vieux cartons. À grands coups de brosse, il bichonne sa caravane retrouvée – son fils l’avait mise à la Victoire. Il est content des lettres finement dessinées d’un liseré blanc dont il en a honoré les flancs. Dans le vieux style américain, bien sûr. Tout en frottant, il s’interroge sur les figures à y rajouter un jour : lion, clown, tigre, dresseur de serpent, étoiles, magicien, jongleur, antipodiste ? Allons !, il n’y a que des puces, des mouches et des cafards dans sa ménagerie… Aucune sœur Goddivine et même pas son fils, évidemment pas cette fille ! Il est seul, comme le vieux monsieur qu’il a peint, vaguement inspiré du général Custer, en habit de dompteur, tirant de son chapeau un lapin effrayé. Et des taches de couleur autour, comme des mains qui applaudissent. Quel public pour sa solitude ! Pendant ce temps, Julien a dit à M. Marc ce qu’il savait de Tina. Mais non, il ne sait pas où habite Davis. – Ils passent ces gens-là, vous voyez. Suivant la route, en gros. M. Marc repart vers sa moto, sachant ce qu’il lui reste à faire : tourner lui aussi. Commencer dans un sens, hésiter, revenir. Recommencer les hypothèses et les supputations, questionner. Chercher. – C’est incroyable, dit Julien. Ce père qui arrive alors que justement… Un miracle ! – Un miracle, oui ! Les miracles, les miracles ! Je m’en fiche, moi ! Jamais je n’y croirai, tu m’entends ?, jamais ! Je crois aux désastres, moi, incapable de fils ! Alors adieu ! – Papa ! Hé… Pourquoi as-tu enore ce rire sinistre ? – Ah ? Hé bien mon chéri, on a quand même dû t’expliquer que…, enfin tu n’es pas sans savoir que, un jour… un grand éclat de rire nous avalera tous, n’est-ce pas ? Quoiqu’on fasse et…, je suis content de toi. Voilà ! Adieu ! – C’est puéril ! – Chacun son cirque ! Nouvel Adam, le Docteur Fracassus se lance dans sa voiture, sa caravane aux lettres peintes accrochée derrière. Il prend son élan entre la grande butte de terre de la déviation de Betton qui se construit là et le reste des champs où un jour Hector Renaud est venu acheté un lopin de terre, un château pour sa belle. Il jette un ultime coup d’œil aux silhouettes des trois arbres qui lui ont toujours tant plu et déjà les grilles du réservoir, les panneaux, les glissières, les plots, la grande boucle et l’accélération sur la bretelle en descente vers l’est. La rocade large comme l’enfer ne fait plus peur au conducteur, il déploie une carte sur le volant, insouciant du danger et il cherche au hasard vers où il va partir. Par la porte des « Loges », oui n’est-ce-pas, s’exclame M. le Régisseur ? Et les Goddivine, les Ramirez et les Brothers applaudissent au fond de la caravane étoilée, bientôt imités par les puces savantes et le singe fou de la ménagerie du Cirque Fracassus.


M. Marc file dans les arrière-rues de Thorigné ou de Cesson, il ne se repère pas bien. Il a sûrement raté la route que lui a indiqué le jeune homme de Tihouït. Le voilà trop loin. Il cherche à se fier aux quelques panneaux encore rares ici. Les constructions sont trop neuves, les lotissements trop récents et les rues sans nom. M. Marc est d’autant plus perdu qu’il croit reconnaître les lieux mais il ne fait que traverser son imagination, nourrie des magazines de science urbaine et des programmes immobiliers. Toutes les rues qu’il prend sont des entrées ou des impasses en terre boueuse écrasée par les engins. De chaque côté, ce ne sont que nouveaux sentiers en attente d’être bitumés, entre les petits transformateurs électriques individuels et les stocks de parpaings, de plastiques et de briques dont sans doute les entreprises ont déjà assuré le vol. M. Marc fait demi-tour Plus loin, au bas d’immeubles, les habitants se groupent autour de braseros. Du linge est étendu sur un fil qui court d’un jardin à l’autre, au-dessus des buttes de terre et les amas de débris qui séparent les lots. Sur des vieilles pierres de maçonneries d’un four à pain qui se trouvait là avant, sont jetés des emballages et des palettes, des coupes de cloisons et de tout ce qu’il faut pour des appartements pas finis. Tout devant quoi courent et jouent des enfants dejà sevrés. M. Marc est au-delà des lignes connues, dans un inter-lieu qu’il découvre, il s’arrête. Il a posé son casque et fait quelques pas. Instinctivement, il regarde vers Rennes, son aimant de toujours. Au-dessus des arbres, mordant sur les nuages, il voit bien sûr la tour Télécom. Même désarmée de ses antennes, elle reste partout dans le paysage – M. Marc ignore que chaque matin, une foultitude de gens qui viennent travailler du nord de Rennes se servent d’elle comme azimut à vingt kilomètres à la ronde. Rennes trônant au fond de sa cuvette. Mais il y a aussi de nouvelles grues qui montent. Sur le fond du ciel, impossible de savoir où elles sont plantées mais M. Marc sait, bien sûr, que ce sont celles du chantier des Champs Blancs. Celles qui avanceront jusqu’à rejoindre la forêt un jour. Il en sait les prospectives, les plans, les études. Mais faisant un effort, Gwenaël Marc se force et il pose ses yeux sur le monde immédiat, devant lui. Il veut revenir vers Tihouït, le dernier indice tangible de l’existence de sa fille. Il remonte à moto et prend à l’estime une route qui le ramène vers l’ouest. Après quelques hangars et virages, il parvient à un endroit presque désert, entre un champ et une bande d’herbe non cultivée, sur sa droite. Elle fait tampon à une longue ligne de petits arbres sur un remblais. Celui-ci protégé par du grillage. Et un portail, soigneusement fermé, dont Gwenaël Marc se demande qui peut bien en avoir la clé. Il stoppe et cherche à se repérer.


– C’est quoi son numéro ? – Un truc spécial. Tu n’y arriveras pas. – Eh, c’est pas Dieu quand même ton père ! Davis tapote, saute de fenêtre en fenêtre, tourne des boutons, cherche des fréquences, interroge les bases, déclenche des requêtes. Un peu de patience, fébrile pour l’un, étonnée pour l’autre. Et puis : – Tu l’as invité à dîner ou quoi ? Il est là, tout près, à la Touche Dogon. Qu’est-ce qu’on fait ? Tina ne répondait jamais à ce genre de questions avant. Mais à Davis cette fois elle dit oui. Alors canne et blouson, sac à l’épaule de Tina. En partant, Davis tient la porte pour elle. Tina passe le seuil, hésite. – Davis, je veux te dire que… Et tandis qu’il ferme la porte, elle l’embrasse. Puis insiste pour le prendre en photo, « pour mon carnet de voyage, ta canne c’est pas grave ».