Tihouït

Une averse passe sur les champs, elle arrose la petite route, remplit le ruisseau et le bassin de récupération de l’eau du carrefour. Maghlout M’sammi-Bi est debout. Sa galabieh fouette la terre quand le vent soudain durcit la petite pluie. Immobile, il regarde les gendarmes avancer prudemment. Ils suivent une piste. Un peu en arrière d’eux, un homme en veste de chasse absorbe par les yeux le paysage et le superpose mentalement à la carte d’état-major qu’il a étudiée avant de venir. Vite il cherche à comprendre où va l’animal. Il murmure dans sa radio : passez au large de l’épouvantail, sur sa gauche ! Les gendarmes s’exécutent et ils salissent leurs chaussures. Un peu plus loin, des maisons. Où va-t-elle la proie se demandent-ils ? Il cherchent à se repérer eux aussi : mais où est donc l’épouvantail qui flottait au vent il y a un instant ? Leur talkie hurle soudain là ! À gauche sur la route, la fille qui court ! Rabattez-la, maintenez-la contre la route ! Les deux pandores s’élancent, ils dévalent la pente du pré, sautent le ruisseau et crottent cette fois leur pantalon. L’un glisse et trébuche sur les mains. Il a cinquante-deux ans, deux filles au lycée, trois maquettes de planeurs dans son garage et un beau-frère qui le charrie, lui qui est dans le commerce. Merde ! C’est plus mon boulot que courir après une gamine ! Et puis ça le fait rire parce que lui vient aux lèvres la chanson une petite fille en pleurs, sous la pluie, etc. Inutile de dire que la fille a couru plus vite et qu’elle est hors de vue. Les deux gendarmes s’arrêtent. – Y’a des gamins qu’on expulse et y’a des gamins qu’on doit ramener à la maison, c’est comme ça. Ils reprennent leur souffle et se regardent l’un l’autre. Oh putaing ! : on a le bicorne, la moustache, le bâton et les pommettes roses ! – Guignol ! Et ils éclatent de rire. D’Horteuil les rejoint, furieux d’avoir failli. – Couillons ! – Allez, que veux-tu qu’elle risque ici la gamine, hein ?


Elle a le cœur battant la petite souris et un immense sentiment d’humiliation. Cachée contre un regard dans lequel l’eau de l’averse s’engouffre, elle ne regarde pas vers le haut, vers le ciel où elle craint de voir apparaître un visage, un homme, une autorité quelconque. Elle sent ses chaussures noyées dans l’eau et baisse la tête encore un peu plus derrière les herbes. Tina tremble de rage et de honte, elle est là mouillée des fesses dans ce fossé banal oublié des cartes. Elle ne veut plus se montrer, la souillonne. Ainsi tous ses projets finiraient tombés comme des larmes dans un égout plein d’eau ? Elle est tentée d’y plonger, de creuser dans le liquide. Ça doit bien mener quelque part, par en-dessous cette terre trompeuse ? Elle rejaillirait ailleurs, vivante et sèche, nouvelle. Un bus de la ligne 70 passe sur la route, s’arrête. Tina se recroqueville encore et ferme ses yeux. Elle ne veut plus que ne plus être là. Le bus repart, après une longue minute, suivi par quelques voitures. Puis, passent sûrement dans cet incroyable silence des canards sauvages, deux envols de pies, un avion et, au bout d’un nuage, la pâle figure de la lune, le satellite fidèle des rêves humains. Oui, ça se passe comme ça là-haut… Alors dans quelques minutes se jure-t-elle, Tina se lèvera, dégoulinante. Elle fera deux pas dans le ruisseau avant de revenir sur la route, sortant du fossé sans honte car l’orgueil est à combattre absolument et toute occasion que nous offre la vie d’abattre la fierté est bonne à prendre. Faut-il courir autour du monde pour apprendre cela ? Il faut que je marche se dit Tina, cela devrait suffire. Après tout, je n’écris pas un livre ! Elle se lève, repère l’arrêt de bus et lit le panneau. Elle a trouvé Tihouït. Elle prend ses affaires et ramasse ce qui lui reste de son cœur. C’est ainsi qu’elle franchit l’entrée du Château, le visage reposé et le corps fourbu, ses affaires mouillées. Elle pose son sac près de la clôture ouverte : bonjour, euh, est-ce que M. Renaud est là ? – C’est moi, répond Julien. – Non, c’n’est pas vous. – Alors, c’est mon père. Il n’est pas là, je crois qu’il ne viendra pas. – Si, je crois qu’il viendra.


Maghlout voit enfin Tina de près et, par conséquence, le bout de sa mission. Il n’est ni déçu ni ravi par la jeune fille mais il est soulagé : Tina n’est en rien une sœur à Davis. Il se rend compte que ce souci bizarre avait perturbé sa quête, celui de rendre un mauvais service à son ami en lui amenant ce qui aurait été lui-même, son féminin sans aucune jambe abimée. Tina est hésitante, elle ne s’attendait pas à cela. Mais arrête de t’attendre ! se crie-t-elle à l’intérieur. – Euh. – Julien, fais l’hospitalité quand même ! Une serviette, une couverture ! – Bien sûr, Maghlout ! Mademoiselle, je, euh. Et il disparaît dans la cabane. – Un lit, de l’eau, des draps !, lui lance encore Maghlout. Puis, s’adressant à Tina : – Ainsi tu es sortie toi-même du fossé, bravo. Et tu arrives au Château, c’est plus surprenant. Mais tu es en sécurité ici. – Vous me surveilliez ? – Oui, depuis ce matin. – Et pourquoi me tutoyez-vous ? Vous me connaissez ? – Oh oui ! Je travaille pour Davis… Davis Mane. Il… pensait à toi. – Ah, tiens… – Mais toi, Tina, que viens-tu faire au Château ? – Je commence mon tour du monde !, crâne-t-elle. – Dans ce fossé ? – Pourquoi pas ? Puis-je vous prendre en photo ? Mon Journal commencera par vous. – Mais je t’en prie, ce sera une première pour moi ! – Alors, je commence, vous voyez ?, dit-elle en s’amusant. Comment vous appelez-vous ? – Maghlout. J’ai choisi mon nom en arrivant en France : Maghlout M’sammi-Bi. – Choisi ? – C’est une blague bien sûr. Même Davis ne le sait pas. Il faudra que je lui raconte un jour d’ailleurs.