La paix réelle

C’est une bien longue route du Blosne à Betton. Plus d’un demi-tour de rocade et, pour qui n’aime pas l’autoroute, un calvaire. La 205 d’Hector Renaud avance donc à son rythme. Les 33 tonnes braquent soudain derrière elle pour doubler l’épave. Ils s’imposent sur la file de gauche entre les voitures qui freinent de mauvaise grâce. Hector va à une allure de nationale pourtant, estime-t-il : à fond ! Il faut terminer ces trois jours de route depuis Nantes – avec certes quelques pauses et visites chez des « amis », dont celui qui lui a fait ce coquard à l’œil. Mais bientôt toutes les routes s’ouvriront devant le Capitaine Fracasse ! Car il a renoué avec l’avenir et, au volant, il psalmodie. Il récite mais est déjà dans la peau de l’acteur sur la piste aux étoiles, tout comme était M. Adam, son ancien patron du Réal Circo. M. Adam avait ce discours mécanique et enjoué qui faisait la joie des petits et des grands. L’émerveillement tenait dans le subtil alliage de la conviction et de la répétition, dans la manière d’emmener ce spectacle particulier d’un soir dans le grand pays magique du cirque éternel auquel alors il appartiendrait à tout jamais. Un véritable tour de passe-passe dont il fallait, pour qu’il fonctionne, en laisser entrevoir la mécanique. « Bonsoir mesdames, bonsoir messieurs et bien sûr en premier bonsoir à tous les enfants ! Ce soir ! Ce soir à nouveau sous le chapiteau du Réal Circo, le spectacle !, le ciel étoilé et le rond magique de la piste ! Dans votre ville le cirque s’installe, dans votre ville il atterrit ce soir après un long voyage dans toute l’Europe et au-delà… » Ce soir est-il le soir ? Du fond du lecteur cassette, Neil Young surnage à peine des bruits de la vieille Peugeot. Le cirque recommencera demain comme il a fini hier, ça se sent dans le ton fait et refait de M. Adam – exactement ce que le Docteur Fracassus veut reproduire. « Mesdames, messieurs et bien sûr les enfants !, car à tout seigneur tout honneur. J’ai le plaisir d’introduire sur la piste… Les sœurs Goddivine ! Les Simoni Brothers ! Et voici les puces, le clown, les lions ! » Bien sûr qu’il n’y aura ni frères ni sœurs, ni lions dans le réel. Sans doute un clown, oui ! Mais de la caravane magique de Fracassus sortiront tout de même le merveilleux et l’exploit chaque soir refaits, parmi les cartons peints ors et rouge et les bricolages voyants. Toute la ménagerie tiendra dans la voiture. Klaxons, klaxons ! Oui, le cirque est sur le départ, applaudissements ! Il ne manque plus que la caravane mais elle est à Tihouït et il va la peindre comme il se doit et – oui, bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé encore – embarquer avec moi cette fille, Tina, elle qui veut voyager. Tina Goddivine, un joli nom d’artiste ! N’a-t-elle pas toutes les qualités qu’il faut ? N’a-t-elle pas à l’évidence l’intelligence pour ça, pour peu que je lui présente le projet franchement et raisonnablement ? Oui, la vie nouvelle est là, après la sortie de l’autoroute, sur la D29, puis la D97, Tihouït. On ne peut pas se faire doubler sur une telle route. Une fois prise, elle n’est que méandres, virages serrés entre des barbelés pour les vaches, des entrées de ferme, des portails et des haies de sapins, une ligne de chemin de fer, le petit pont après la descente. Tant de souvenirs pour le Capitaine quand il partait vers Rennes, vers Nantes ou n’importe où, l’espoir en lui que, cette fois, cette journée allait être la bonne journée et que tout lui dirait oui, oui, oui. C’est fini. M. Renaud va à son nouveau spectacle qui mélangera le vrai et le faux, la dérision et la conviction – la figure de M. Loyal, celui dont on n’attend jamais la tromperie.


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