Tina, partie

Je me souviens lorsque j’étais encore petite fille, mon père et moi revenions parfois de Nantes. Arrivés à hauteur de Laillé au Bout-de-Lande, il y avait ce panneau « Californie » qui me faisait rêver (Caliorne ai-je su bien lire plus tard). La nuit, on surplombait la grande cuvette de Rennes et à chaque fois mon père me criait Regarde !, c’est comme une cité de science-fiction ! De là en effet, pendant quelques secondes, on voyait le front des immeubles de la ZUP Sud sous un globe de lumière orange. Un dôme attirant, protecteur, prophétique. Cette vision fugitive nous enchantait. Mon père, j’en suis sûre, il devait garder cette image en tête lorsqu’il présidait des réunions importantes à la mairie le lundi matin.

Moi aussi j’ai toujours chéri cette vue et je me jurais : Un jour je veux me tenir à l’endroit où cette paroi de lumière tombe exactement au sol.

En voiture, je guettais le moment un peu après l’aire du Hire, dans la dernière ligne droite avant la ville. Mais papa roulait trop vite, déjà nous étions happés sous les lampadaires puis sous le tunnel de l’avenue Fréville. Nous étions rendus dans Rennes et j’avais loupé passage.

C’est par cette même avenue Fréville que j’ai voulu sortir, dimanche. J’ai descendu une longue file de voitures garées le long des trottoirs, certaines n’importe comment. Je les regardais une à une et, si j’avais eu une voiture, j’aurais aimé faire pour le plaisir comme tous ces inconnus, griffonner au stylo Bic sur un carton mis sous les essuie-glaces ou derrière le pare-brise : « Je reviens, peut-être. », « Urgence ! », « Zut. », « Plus de fric, plus d’essence » ou « Pour abandon. » Des mots en majuscules qui cachaient des vies en fuite, peut-être les vies de ces hommes et de ces femmes avec des sacs que je voyais plus loin sur les trottoirs, vers l’ANPE, le Secours, le centre commercial Italie ou les caravanes.

Des pancartes pour dire l’existence qui change : ça m’a rappelé les ST Micro. C’était en 2003, en septembre. Mon père m’avait emmenée avec lui dans ces mêmes quartiers sud. Il se sentait évidemment concerné par cette fermeture d’usine, vu son poste à la mairie. À l’entrée, il y avait tous ces gens avec leurs familles, mais surtout ces silhouettes en carton accrochées aux grilles, d’un noir mat qui ne reflétait plus rien. Les flics lisaient attentivement les pancartes et les écriteaux qui pendaient partout, exactement comme ceux des voitures abandonnées dimanche. Aux fenêtres des immeubles autour, les habitants du quartier étaient là, seuls désormais. Mais c’est déjà de l’histoire ancienne.

Dimanche j’étais à pied, j’avais mon sac sur le dos, mon pouce dans la poche et je marchais. Davis, un ancien copain du collège m’avait invitée chez lui dans la campagne et j’avais dit oui. Mais pris la direction exactement opposée de chez lui, comme ça, je ne sais pas, c’était un prétexte son invitation… En bas de Fréville, la ville butte toujours sur l’échangeur de Nantes et la rocade. Les trottoirs s’interrompent ou tournent à angle droit vers l’Alma. C’est impraticable pour le piéton, il n’est pas prévu qu’il passe par ici. J’ai avancé prudemment sous le tunnel, ce fut le premier frisson de ma sortie. Les voitures filaient tout près de moi. Le bruit était effrayant et l’odeur morbide. J’ai eu le droit à plusieurs coups de klaxons et à la sortie, je m’arrêtai net en équilibre : devant, la campagne était encore loin. J’ai couru le cœur battant à travers quatre voies, puis brusquement deux autres, enjambant les glissières et surprenant des bus. Ensuite, j’ai longé une bretelle je crois et puis un bosquet de sapins. J’étais encore à une centaine de mètres du rond-point ! Il fallait que j’y parvienne alors j’ai descendu un terre-plein sans trop savoir où j’allais tomber. En bas, le long de la rocade, sur de l’herbe rase et près d’un espace bétonné – encore à l’intérieur de Rennes ! La route faisait un bruit assourdissant devant moi. Au-dessus le rond-point, comme un disque, il me surplombait. J’ai remonté vers lui en m’accrochant aux genêts et aux petits blocs de béton. Enfin, enjambant la barrière, j’ai pu m’engager sur le pont.

Ça a été facile ensuite, j’ai plongé dans une petite forêt alignée suivant la courbe de la pente. Je m’y suis enfoncée jusqu’au cœur, avec la vraie satisfaction d’être parvenue en dehors de la ville. J’ai marché sur des feuilles et des aiguilles, je me prenais les pieds dans des bouteilles et toutes sortes de choses jetées là on se demande comment. Je me suis guidée au soleil à travers la frondaison, j’ai traversé ce premier terre-plein, mon premier. Les autres bretelles, ce fut jeu d’enfant. J’étais enfin sortie et, des champs à ma gauche, la quatre voies de Nantes sur ma droite, j’ai marché lentement en respirant profondément. Le soir tombait. Le soleil s’en allait et l’obscurité venait. C’était lent. Je patientais. Mais enfin les énormes lampadaires de l’échangeur se sont allumés derrière moi. Alors je me suis mise à chercher, ma bonne étoile me guidait, pensais-je.


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