Histoire de la Fracasse

Hector Renaud mon père doit son surnom à ces dernières années malheureuses passées à Nantes. C’est là-bas qu’il s’est taillé une triste réputation d’alcoolique, de noceur, de looser et de pitoyable pantin. À force de s’enflammer et de s’embarquer dans des affaires de branques, de parler fort à tout le monde au long des tournées de bars – et il y en a, à Nantes ! Une apogée de pitreries et de bravades, une sacré rapide déchéance. J’y ai assisté de loin et ça me faisait mal. On se jouait de lui, on le moquait, personne ne lui a jamais tendu la main. Sinon pour le faire tomber quand il titubait déjà – car lorsqu’il se retrouvait le cul par terre, il était le premier de tous à en rire. Il riait du ridicule en général. Il s’est marié jeune et lorsque je suis né c’était différent. Il était même très sérieux. Ma mère était un peu plus âgée que lui. Elle était fantasque et fantasmatique si je puis dire. Il avait une folle admiration pour elle. Avec l’argent d’un oncle, il a acheté ce terrain, pour y bâtir une maison. Mais ma mère l’a tôt quitté et n’a presque jamais rien fait pour me garder avec elle. Ce n’était pas les enfants qu’elle aimait. Elle, elle admirait les yeux des hommes quand ils la relookaient. Et le regard de mon père n’y suffit plus, très vite. Alors en plus, un fils dans la photo ! Est-ce qu’on voit dans les magazines des mannequins avec des enfants dans leurs jambes ? Elle l’a quitté. Mon père a quand même bâti une cabane et a continué à appeler ce terrain son « château » – la dérision a peut-être commencé là. Il a aussi acheté une caravane avec sa prime de licenciement et il a trouvé à suivre des cirques, pendant le chômage. Il travaillait par saison à soigner les animaux sauvages que les enfants applaudissent. Il m’emmenait avec lui bien sûr. Il travaillait dur mais les soirées étaient la fête. Il ne buvait jamais la journée. Tout le monde l’appelait de son nom, M. Renaud, sérieux, gentil, courageux et honnête homme avec son fils, moi qui grandissait bien. Mais voilà, j’avais dix-sept ans quand j’ai trouvé ma femme. Au lieu de se fâcher comme je l’ai cru, il s’est exclamé : voilà qui est parfait !, avec ce trait grimaçant de la bouche et pour la première fois je crois, cette mine mauvaise. Mon bonheur a été sa libération fatale. Tout ce à quoi il s’accrochait encore était libre. Ça a eu raison de son abnégation, ça a donné raison aux animaux sauvages dont il s’occupait et au costume à épaulettes qu’il portait pour la plus grande joie des enfants. Le Capitaine. Depuis il a ce rire effrayant. Depuis il a pu devenir lui. Il a comme pris la mouche d’être seul et, parce que la fortune ne venait pas à lui…, il s’est découvert un tempérament de bretteur. Il s’est mis à chercher le duel en permanence, contre la vie, l’espoir et la chance à ses côtés. Mais de fil en fil, il a mal tricoté car la vraie vie est un leurre pour qui ne veut pas être seul. Les opportunités qu’il gagnait se sont transformées en coups foireux. Voulant alors se refaire, il repartait toujours, persuadé qu’il suffisait de suivre les lumières du spectacle, d’amis en amis qui n’en étaient pas. D’escrocs en ivrognes, il n’a plus joué les bons duels. Matamore, il a chuté et s’est mis cette fois à boire durement. Non sans doute pour s’exalter mais pour se mettre au niveau de la pauvre bande qui riait avec lui, l’appelant ici et là aux quatre coins de la Bretagne sud. Le Capitaine connaissait tous les perdus, des vasouillards de la Trinité aux fonds-de-port d’Olonnes. Et tous les pirates de la côte nord venant faire des affaires au soleil du Golfe. Et puis bien sûr, Nantes. Nantes qui muait à n’en plus finir. Maintenant, c’est autre chose ! Mais il y a une quinzaine d’années, Nantes allait vite. Elle fleurissait de fleurs de nuit, c’était New York. Les chantiers, il y en avait partout et on se promenait du centre ancien propre et riche jusqu’aux boîtes nouvelles au pied des immeubles neufs, en passant par les rues en pentes et les quais pour finir dans les bars des débardeurs, sous les grues antiques devenues musée. Ce n’était pas encore l’époque des Machines mais déjà tout se mêlait. L’ancien, le nouveau, l’avenir. La nuit, le fond de l’Erdre remontait malsain, minant à nouveau les maisons des marchands d’esclaves et noyant les fondations de la tour Bretagne. La vieille source sourdait encore dans les quartiers en contre-bas des banques et des joailleries. Entre les Cinquante-Otages et Stalingrad, là où l’eau avait déjà stagné un jour, les anciens exhibaient leurs tatouages et leurs mœurs sexuelles, jouaient les autochtones. Des apaches délicieux pour tous les petits papillons que Nantes attirait, pas vraiment pour ses Petits Beurres. Comme mon père. Ah ce n’était plus tout à fait le Nantes de mes arrière-grands-parents !, le Nantes domestiqué où ils prenaient un café ou un chocolat chaud sur la terrasse Décrée. Le transbordeur avait transporté leurs parents, ils trouvaient encore des chaussures solides à leur pied et le mal-famé passait alors son chemin dans les rues à gauche, celles qu’il ne fallait pas prendre mais qui faisaient partie du décor du port. Le tatoué renvoyait par sa sale figure aux années de guerre et il n’était plus question qu’on lui fasse une stèle. Mais quand mon père est arrivé à Nantes, si, il en redevenait question. L’argent attire la guerre et ses marlous, le passé interlope d’une ville se change en argument. Le temps des Géants. Une scène pour des gens atteints comme Fracasse. Le mauvais moment de Nantes dans le mauvais moment de sa vie. Il ne s’en est que peu soucié. Prenant pour vraie cette époque, tenant pour sûres les opinions de ses comparses, il en a endossé le costume avec facilité. Fracasse ! Un peu désolante, cette naïveté, non ? Il a peut-être bien disparu cette fois pour de bon. Qu’il aille où il veut. Moi je désherbe et mes enfants joueront très bientôt au ballon ici. Ils prendront des quatre-heures de miel et ils feront ce qu’ils voudront. Je ne leur raconterai jamais ces histoires, que s’ils insistent. Il y a pourtant quelque chose chez Fracasse, mon père, que j’admire, comment il a gagné une forme d’élégance en lui. Je l’ai vu maquillé, grimé, déguisé de costumes extravagants et ridicules. Fanfaron, oui. Fier, non. Il n’a jamais surjoué, il a tiré le rôle vers le pantomime, un immense boa rose autour du cou. Involontairement je crois, c’est la vie qui n’a pas arrêté de lui offrir en permanence un arrière-fond de théâtre devant lequel sa silhouette était en décalage tragi-comique, comme dans un Guignol. Un papillon devant chaque vitrine, un boiteux sur chaque trottoir, un aveugle contre tous les murs, un homme face à la méchanceté. Qu’il tint un fromage, un renard surgissait aussitôt ; qu’il jouât la grenouille, un bœuf l’encourageait. Pris dans ces fables, il n’a eu qu’une intelligence m’a-t-il dit un matin, clair : Être un roseau.


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