Sur le monde flottant

Martin est perché sur une des premières poutres métalliques lancées en l’air par la grue, le début du toit de l’atelier de montage de l’usine en construction. En quelques heures, ce sera fait. Tandis qu’on mettra les bardages au hangar, le travail pour l’usine commencera à l’abri de la pluie. Mais on attend les boulons. Les vis sont prêtes. – Le camion ne va pas tarder, annonce Mr Foreman, le directeur. En fait, tant que l’usine n’est pas debout, Mr Foreman n’en est pas encore formellement le directeur. Il n’est pour l’instant que responsable. Les ouvriers ne chipotent pas et l’appellent M. le directeur. – Mr Adrian, je vous en prie, corrige-t-il avec l’inimitable politesse anglaise. C’est la direction générale qui chipote sur les titres pour une question de salaire. Mr Foreman est bien de formation un directeur et il n’a aucun savoir d’un chef de chantier. Mais les gars comme Martin sont là justement, ils connaissent leur boulot. Mr Foreman ne gère donc que l’alimentation du chantier – d’où son annonce péremptoire sur le camion qui arrive avec les boulons –, pas le chantier lui-même. Son truc, son métier, ce sur quoi il doit se concentrer, l’objet vrai de son travail, ce sont les flux. Le mouvement des choses et des hommes, tout doit être in time. Et c’est très éphémère le juste-à-temps ! C’est pour ça que c’est un métier – lui-même d’ailleurs souvent volatile. Stock, immobilisation, parc – pouah !, voilà des mots anciens. Trop comptables. Direct, fluency, dead line,… voilà les notions qui fleurent bon le changement, l’opportunisme, l’en-avant et pour tout dire, une philosophie de vie qui ferait presque penser à l'ukiyo-e des si charmantes peintures d’Hokusai. Car étant sur un monde flottant, après tout, flottons. Tous ensemble. Nous sommes tous les prolétaires de quelque chose. Des hobos d’idéologies. Tous égaux donc, même si nous roulons en superbes voitures, d’hôtels chics en restaurants hors de prix. Mais Adrian Foreman, comme d’ailleurs la quasi unanimité des gens, n’irait tout de même pas jusque là. L’ukiyo-e, « la réalité d’un monde dont la seule certitude est l’impermanence » n’est justement pas, pour Mr Foreman, toute la réalité. Le mouvement, le changement et être dans le rythme ne valent que pour le travail et l’argent, dans cette espèce de salle de jeu où quelques personnes gagnent ce que la plupart perdent à tout coup. Mais au salon, à la cuisine, dans la chambre nuptiale ou au temple, la permanence, le bon goût, la politesse, la religion et la virilité prévalent encore – et Dieu merci beaucoup. Mr Foreman fait partie de ces gens pour qui professer la liberté veut simplement dire accroitre leur domination. Suprématie que leur ont léguée papa ou maman, on ne peut pas tous être pareils. Et le plus drôle se dit Martin – tout en pensant qu’il consacre cette pause à des pensées bien étranges et futiles –, c’est qu’Adrian, en basculant tout son être dans cette modernité mouvante, il a sans doute emporté dans cet élan toutes ses chères valeurs éternelles. La crise, d’économique, ne peut que gagner la morale. L’esprit de mission a lui-même ses limites ! Martin ne donne pas chères de leurs peaux aux fées qui ont été appelées au-dessus du berceau du charmant Adrian. En grandissant dans cette ambiance si spéciale, ce petit a dû labourer son sillon, travailler ses tripes comme un culturiste et ôter de son cerveau toute idée malsaine. Pour ne garder par exemple que le cynisme, la blague facile, des publicités pour voiture, l’impunité, la supériorité, le racisme et l’insensibilité au meurtre. Comme beaucoup d’autres ! Hélas. Et voilà que cette addiction au travail ne laisse à ce malheureux Foreman que peu de jours dans l’année pour incarner ses vraies croyances intimes. Savoir sa femme et ses enfants sagement installés dans la maison du Buckinghamshire ne doit être que l’unique reste de son idéal, tandis qu’il gère ici des camions de vis. Martin est prêt à parier les yeux fermés son camion que Miss Foreman ne s’ennuie plus seule depuis longtemps dans le cottage – sans même parler des enfants et de leurs croûtes sur les avant-bras. Heroin eyes, Old England is dying. Facile, n’est-ce pas ? Et toi, Martin l’avait provoqué l’autre jour Guillaume et puis Maghlout hier. Oui, à l’évidence, tout ce que je n’aime pas, finalement je le fais moi aussi… Mais on siffle et le camion arrive. Il faut laisser les pensées et mettre son quota de verrous.


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