À l'hôtel

Maghlout et Martin sont engoncés dans les fauteuils mous de l’espace convivial de l’hôtel. La course folle est enfin finie, Maghlout s’est remis de ses frayeurs. Martin a été garer son camion dans un endroit discret entre un gymnase, des immeubles, tout près du terrain où il travaillera demain. Et puis des cabines de chantier avec de vieux graffs MAB et une caravane usée – sûrement une maison close ambulante. L’hôtel est plein, Martin a pu cependant faire libérer un lit pour Maghlout grâce au sésame « MichelAngeloLtd », l’entreprise gérant le futur chantier et à qui l’hôtel ne saurait donc rien refuser. – Tu dormiras aux frais de la princesse ! La simple invocation de Son Très Saint Nom suffit. C’est magique. Santé ! Ils trinquent et conversent. Bientôt, dans ce petit lieu confortable, on a baissé la lumière. Dans l’intimité, au bout des paroles et encouragé par Maghlout, Martin règle une certaine dette vis-à-vis de la vérité : – Tout les espaces intérieurs, tout ce qui est clandestin en nous : est-ce que cela fait aussi partie du monde ? Martin questionne ainsi son histoire personnelle, celle qui s’est arrachée il y a quelques mois. – Il me semble que des ombres me reprochent quelque chose. Mes anciens amis, mes anciens voisins, mes anciennes relations de travail, mon boucher, la maîtresse du CP et même pourquoi pas le banquier ! – sans parler de la famille, mais ce ne sont pas les mêmes ombres. Ils doivent c’est sûr m’en vouloir pour l’absence de signes donnés depuis mon départ. Un manque de fidélité en somme : suis-je toujours le même ? Peut-on compter sur moi ? Maghlout fait remarquer à Martin que, ait-il changé ou non, cela ne modifie pas le devoir de fidélité. – Oui bien sûr, toi tu as résolu d’une certaine façon la question, par la fuite, la solitude ! – Cela fait si longtemps… – Pas moi. La question m’angoisse encore et je suis parfois pris de véritables convulsions… Dans ces moments-là, le plus sublime plaisir de la vie me semble être de me reconnecter à mon passé, à ces ombres, à ces gens. – Qui ont sûrement eux-mêmes bougé depuis ! – J’en ai souffert et j’en souffre encore abondamment. – « Paris est petit pour ceux qui s’aiment ! » – Très drôle… Mais il ne s’agit pas de cela. Il y a le temps, bien plus terrible que la distance. Écoute : l’abandon, la désertion ou l’indifférence aux anciens amis, est-ce que ça peut être aussi facilement accepté ? Est-ce que la trahison peut être ainsi érigée en valeur ? – On reproche bien à Dieu d’abandonner les hommes ! – Mais comment se comporter comme Lui et oublier les siens ? Mes souvenirs, je les réanime, je les revis, je n’arrête pas d’en modifier le sens. Ajouts, suppressions, déraillements, autres futurs possibles ! J’en suis malade. Ces ruminations ne sont pas des regrets, elles sont bel et bien des interrogations sur le présent, sur ce que moi je deviens. C’est un fait, une question réelle… Excuse-moi. Martin est au bord des larmes. Maghlout se lève par pudeur et va tester une nouvelle fois le bar, avant fermeture, le sésame Michel-Ange. Ça marche. Il revient avec de nouveaux verres et dit à Martin : – Tu n’as plus qu’une seule chose à faire : les aimer ces adieux. Pour t’aimer toi. – Sans doute… Mais il reste que pour mon comportement, aucune excuse n’est possible. Aucune excuse intérieure, juste des circonstances. – Exactement. Alors dis-moi : une fois l’histoire racontée, qu’est-ce qui se passe ? Est-on avec quelque chose en plus ou quelque chose en moins ? – Je ne sais pas, avec une histoire où il y a une histoire racontée dedans… Dans son lit un peu plus tard, Martin continue de penser aux paroles du vieil homme. Oui, celui qui part emporte tous les torts avec lui, il n’a plus de filiation. Mais être un fils prodigue ? Jamais ! La pluie a repris, battante, avec le vent, sur la fenêtre. Martin s’endort dans ce bruit d’eau et la vision d’un cuirassier perdu au milieu de l’océan, touché, chassé par ses ennemis, oublié des amis. Un Bismark heureux. – Tourne, tourne fait le vent dans son rêve ! Tourne la page, y-a-t-il quelque chose de plus simple ? La vie peut être facile pour qui le souhaite.


Trempée, Tina se couche dans des draps identiques à ceux de Martin et de Maghlout, quelques chambres plus loin. Entre peur et ravissement, elle repense à son repas avec Hector Renaud, le Capitaine, le fou. À ce qu’elle a vaguement dit, à ce qu’elle projette de faire demain. Au matin, elle se lève et quitte très tôt l’hôtel.


Précédent

La Gaité