Maghlout

Dire à toutes choses un non fulgurant, contribuer de son mieux à l’accroissement de la perplexité générale. (Cioran.)

À l’ombre des genêts abimés par l’hiver, Maghlout M’sammi-Bi écoute la petite faune du terre-plein se réchauffer. Au raz du sol sous la courte forêt rouge, verte et jaune, les insectes filent leur vie immémoriale et rapide, bousculant les feuilles mortes et les brindilles. Plus bas, entre les rangées de bâche encore dans l’ombre, des claquements d’ailes d’oiseau, des enfouissements furtifs et des trajets de mulots en vitesse : le monde est au travail.

Le soleil traverse lentement le pont et va à la rencontre du vieux Marocain. La lumière, un peu en retard, dégringole le remblais d’en face et éclaire l’autoroute par le travers. Des voitures roulent et renvoient au dormeur des reflets solaires en des clins d’œil complices, comme des éclairs joyeux. D’autres véhicules passent dans l’ombre, filant la nuit encore de leur côté. Ça ne dure que quelques minutes et bientôt Maghlout sent la chaleur en bas de son sac de couchage. Elle monte sur son corps et, vraiment, il est heureux de ce moment. Il sait en profiter. Lorsque le soleil atteint son visage, il laisse retomber sa tête, il lui tend sa joue et ferme les yeux. Il y a alors peut-être deux ou trois camions sur le pont. Ombres fugaces et tremblements du sol. Sous le nez du vieil homme, l’odeur nocturne de la terre humide mue rapidement. Il y reconnaît le mélange de copeaux et d’engrais qui suinte sous une serre, la senteur du plastique chaud de la culture. Des relents de ferme. Il ouvre ses yeux et hisse la nuque sur l’oreiller naturel du bombement d’un arbuste. La bâche verte est devenue sèche et douce aux racines. Le ciel, bleu comme on l’aime, envahit sa vision. Maghlout M’sammi-Bi, l’hôte des lieux a bien dormi, et il est reconnaissant à la nature de cet éveil délicieux.

Lorsque la chaleur est complète et que son duvet brûle, il se redresse, prenant ses genoux dans ses bras nus. Sur sa gauche à l’ombre et longeant une diagonale sur le terre-plein, le soleil allume une à une les tiges, les feuilles puis les fruits des arbustes roux comme un coloriste merveilleux. Là-dessus, des communs, des miroirs légèrement sales et d’autres papillons prennent leur envol, obéissant à leur maître solaire, devenu cinéaste. Maghlout tarde ainsi. Enfin il regarde à nouveau le ciel. Qu’elles lui semblent loin les étoiles qu’hier au soir il avait longuement contemplé ! Il cherche à nouveau leur place sur ce fond bleu, il les cherche derrière le voile d’atmosphère qui les cache. Il croit en repérer une mais ce n’est qu’un avion. Maghout pense soudain à son père, à ses frères et à sa mère. Ils lui semblent être aussi éloignés de lui que les étoiles d’hier, eux aussi masqués par une lumière bienfaisante. Quarante ans ! Le temps n’est rien. Un petit vent s’est installé quelques mètres après le soleil. Une poche Leclerc prise dans les branches se met à gonfler et à claquer. Prisonnière. Une canette roule presque sans bruit dans la lumière. Le monde est bien au travail ! Maghlout attrape son pull et l’enfile sur son torse rude et sec. La chaleur prise dans la laine le remplit d’un nouveau bonheur. Il chope alors son sac de toile et en sort un œuf dur. Voilà, il faut le dire, un des gestes de la vie qui lui plaît le plus. Il caresse l’œuf quelques secondes dans sa main. Puis le frappe sur son tibia en espérant que la coque éclate convenablement. Il l’écale, surveillant la petite peau, trouvant les bons morceaux de coque à écarter d’un coup coordonné des pouces sans arracher le blanc. Il soupèse une seconde l’œuf ainsi nu en pensant à un sein de femme et le croque d’un bon tiers jusqu’au jaune. Cette fois la félicité atteint un sommet. Elle dure de longues minutes. Plaisir de vieil homme encore en vie.

Au-delà de l’autoroute et de ses pentes, tandis qu’il croque, il regarde le paysage de mi-campagne qui s’étale calmement devant lui. Banal, à peine champêtre, un mélange de haies et de pans de maisons, de champs en attente et de pylônes électriques. Ce paysage lui apparait encore cette fois comme celui du Premier Matin. Et sans d’autre raison, l’imagination de Maghlout reprend alors vie, le paysage naturel qu’il voit devant lui est son café : son imagination monte, elle fonce, elle multiplie les plus petites choses jusqu’au Tout et bientôt même jusqu’au Grand Kaléidoscope.

Elle redescend, lentement. De l’imagination à la compréhension. Puis étage par étage, au rien, au bonheur.

Alors Maghlout M’sammi-Bi rassemble ses affaires, il lève le camp. Prend sa besace en bandoulière, ficèle son couchage en haut de son sac à dos et puis se redresse. Il ne laisse rien derrière lui sauf l’empreinte de son corps que la bâche et l’herbe oublieront vite. Et la coquille de l’œuf dont la terre s’occupe déjà.


Il survole l’A84 sous le soleil et après le pont, prend le chemin qui mène à la ferme des Gandais, où il compte se faire payer. Hier, lui et le paysan en ont fini avec le fumier en balayant jusque tard le soir le rond-point des saletés que le tracteur avait fait tomber. Dans la cour, le fils monte la herse. Maghlout et lui échangent quelques mots tandis que le vieux journalier laisse ses sacs dans un coin de la grange. Les deux chiens jumeaux viennent renifler son barda, puis lui. Il se fait payer dans la cuisine pour le fumier par la femme. Il promet de repasser dans quelques jours, il va sans doute y avoir à nettoyer les abris des veaux.

– Suivant le temps, précise Madame, mais ce sera à faire.

Maghlout acquiesce et promet encore. Puis s’en va. Il marche une dizaine de minutes, il aime ces matinées. Au loin la rocade gronde mais ici, sur la petite route, il n’y a quasiment personne. Maghlout approche du rond-point de la Chauvinais, au creux duquel il a souvent dormi sous les trois bouleaux, blotti dans les buissons. Un nid de coucou, songe-t-il. Mais soudain l’agrippe une main émaciée :

– Oh, vieillard ! Dis-moi où on trouve du travail par ici !

– Quelle question, il y en a partout ! Une Bourse se tenait ces jours-ci au rond-point Belle-Fontaine. Vas voir, suis cette route vers Cesson. Mais il est déjà tard…

– Je suis arrivé cette nuit, c’est vrai que j’ai dormi ce matin.

– Pourquoi tu t’empresses, alors ? Tu verras bien demain.

– Je n’ai rien à faire d’autre. On en a jamais fini avec le boulot, tu sais ? J’en ai vu, j’en connais un rayon, il ne faut jamais le laisser filer. Une journée et puis hop !, il va ailleurs. On ne me la fait pas, je connais tous ses trucs ! Je sens que je vais réussir, ici.

Maghlout regarde ce nouveau compagnon avec désolation. Encore un de fini, se dit-il. J’espère qu’il en trouvera du travail, il en a tant besoin.

– Je veux des ennuis, tu comprends ?, tente-il de s’expliquer. Plus il y a de micmac, plus je suis sûr de réussir. Car maintenant je suis prêt, je ne peux plus rien perdre. Si tu savais mon histoire !

– Vas-y, je t’écoute.

– Je n’ai pas le temps aujourd’hui. Et puis, il faut d’abord que je réussisse, mon histoire aura son sens alors. Ça va tourner pour moi. Je suis différent des autres hommes : j’ai perdu mes lunettes à filles, celles qui dzzit, dzzit déshabillent dans la rue. Moi maintenant tac-tac-tac, j’ai un radar à travail : je le vois, je le perce à nu, je visualise toutes les opportunités. Ce n’est même plus l’argent qui m’intéresse tu vois ? Je suis au-delà. Il s’agit d’un combat personnel maintenant. Je veux être.

– Dis-moi au moins ton nom, challenger, futur Nabab de ces lieux ! Je t’en saluerai quand ta renommée sera fameuse !

– Un nom n’est rien, j’en changerai sûrement ! Mais, Nabab, cela sonne bien, merci, je le prends. Et toi, comment t’appelles-tu ?

– Je suis Maghlout M’sammi-Bi.

– Quel nom mystérieux !

– Aucun policier en France n’en a encore saisi l’humour, c’est certain !

– Et t’es bougnoule d’où ?

– Avant le Déluge, j’étais au Maroc.

– Et tu fais quoi, ici ? T’as réussi ?

– Oui, en un sens : je rends service ici ou là. Mais aujourd’hui, je vais d’abord rendre visite à mon jeune ami, Davis.

– Ouais ? Eh bien, t’as du temps à perdre… Bon, dis-moi, les Gitans sur le parking là-haut, tu crois qu’ils ont du travail, tu penses qu’ils embauchent ?

– Ce ne sont pas des Gitans, ce sont des gaziers. Ils posent des tuyaux le long de la route, de la fibre optique. Ils sont de passage, tu vois. Ils participent du tour du monde ! C’est important, alors un pauvre gars en plus…

– Je vais y aller quand même.

– C’est pas des Gitans, je te dis Nabab, tu n’as aucune chance. Vas plutôt voir les cimentiers un peu plus loin. Ils bâtissent un château et tu verras une dizaine de caravanes.

– Un château ?

– D’eau, un château d’eau…

– Ah ? Merci Maghlout. Je t’aime bien, tu vois ? Je te promets que l’on se recroisera, quand j’aurai réussi. Et je ne serai pas ingrat, je t’aiderai à mon tour. Rappelle-toi de Nabab alors ! Et je te raconterai mon histoire. J’y vais !


Dix minutes plus tard, Maghlout arrive au Vivier, à la maison de Davis. Il ouvre simplement la porte et appelle son jeune ami. Celui-ci est à l’étage et met du temps à descendre les marches raides, à cause de sa hanche qui est malade. Ils se donnent l’accolade. Davis met la cafetière en route tandis que Maghlout se rase et se douche dans la très luxueuse salle de bain de monsieur et madame Mane. Une chemise blanche l’attend sur le porte-manteau. Maghlout la passe et rejoint l’adolescent dans le salon. Ils s’installent sur le canapé à boire le café devant la baie vitrée ouverte sur la campagne. Maghlout raconte son réveil, l’épisode de la ferme et sa rencontre amusante avec Nabab. Davis écoute. Handicapé, il ne court pas la campagne : il est toujours avide de ce que lui raconte Maghlout.

Mais Davis le jeune homme a lui aussi quelque chose à dire : il a enfin osé une lettre à Tina, une copine du collège, pour l’inviter chez lui, au Vivier.

– Oui ?

– Mais il y a un problème…

– Je devine… Elle t’a envoyé paitre.

– Non, ce n’est pas ça.

– Attends, raconte l’histoire avant les problèmes !

Un dimanche il y a de ça trois ans, Davis avait accompagné ses copains sur la rocade, le tronçon nord, le dernier qui bouclait le périphérique autour de Rennes. C’était l’inauguration : avant que les voitures ne s’y ruent le lundi, il avait été jugé citoyen que la quatre-voie soit ouverte aux cyclistes, aux patins à roulettes, aux skates et aux piétons, seuls, sans aucune voiture. Ouverte à tous ceux qui, justement, n’auraient plus jamais le droit d’y aller, sur cette rocade, c’était une idée étrange. Davis s’y était donné à fond avec sa planche. Mais un cycliste l’avait heurté durement – le premier accident.

Alors Davis devint boiteux et il lui fut difficile de suivre sa troisième au collège des Gayeulles – le heurt avait révélé sa malformation génétique à la hanche. Tina était en quatrième.

– Elle était « de la haute », poursuit Davis, tout le monde le savait sans savoir ce que ça recouvrait exactement. Son père avait un poste important à la mairie, on n’en savait pas plus. Elle faisait mystère d’être inscrite à ce collège-là alors qu’elle habitait le centre-ville. Elle avait un air mutin à raconter comment elle jouait avec les bus et leurs horaires, elle avait un plaisir visible à dire comment sa vie était super compliquée.

Une frimeuse… Adorable. Elle était curieuse de Davis et de sa vie bizarre, quand il reprenait le car vers la campagne, chaque soir. Pas citadin du tout et timide. Déjà il paraissait inconcevable à Davis de simplement vouloir partager du temps avec elle. Alors aujourd’hui, l’inviter, maintenant après l’accident et ces mois sans lycée !

– Mais là, ça y est : j’ai osé lui écrire…

– Petit Prince, va !

– Tu peux te moquer de moi !… Mais toi qui dors souvent à ciel ouvert dis-moi, ça ressemble à quoi une étoile lorsqu’elle descend du ciel ?, reprend l’adolescent. Moi j’aimerais le savoir. Qui n’a pas envie de connaître sa bonne étoile ? Je crois que si elle s’asseyait là dans ce salon, un moment, à côté de moi, je saurais tout.

– Tout ?

– Oui : la bonté, la douce énergie, la compassion. Comment est la vie quand on pense à quelqu’un. Si jamais Tina pense à quelqu’un… Et si elle vient d’ailleurs car le problème c’est qu’elle m’a répondu « J’arrive. »

– Ah, et maintenant tu es moins fier, c’est ça ?

– Non. Depuis son message, plus de nouvelles et… je ne sais plus localiser son téléphone.

– Tu la surveilles ?

– Non !, enfin, je regarde, j’écoute. Je bidouille les trucs, tu sais, les ondes, les réseaux. Je n’ai plus que ça. Ce n’est pas la première fois qu’elle disparaît quelques jours. Je suis au courant parce qu’alors les flics la recherche et je les écoute aussi. Ils la recherchent en douce car c’est la fille de M. Marc à la mairie… Je suis inquiet, j’ai besoin de toi.

– De moi ?

– J’ai une mission pour toi, Maghlout mon ami : cherche-là et montre-lui le chemin vers ici.

– Quelle idée !

– Tu es mes jambes !, rigole Davis, tu le sais bien ! Tu vis là-bas, toi, sur les routes et dans la campagne. Tu la reconnaitras facilement, elle s’appelle Tina Marc.


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