La Gaité

Tina est épuisée. Des heures et des heures qu’elle va dans le sud-ouest de Rennes, sous les averses. Elle marche nerveusement, furieuse de son indétermination. L’élan est grand en elle mais elle ne trouve pas de direction. Elle sait que, continuant vers l’est, elle aura bientôt fait le tour, elle retrouvera la route de Nantes et les endroits hallucinés où elle a commencé sa boucle. Elle marche pour s’épuiser et pour être forcée, un moment, de s’arrêter. Manger et dormir. Laisser la spirale encore ouverte. Elle fait et refait dans sa tête la liste des possibles, le répertoire des gens qu’elle pourrait solliciter. Sans renoncer à ce qu’elle vit maintenant, c’est-à-dire sans laisser de traces, sans toucher un des multiples fils d’alarme connectés à son père et à ses connaissances. Le filet doit être sûrement bien en place maintenant. La pluie s’est arrêtée. Mais elle pourrait repartir. Tina grimpe sur une butte de terre et rejoint le monde, la vue et les bruits qu’elle considère désormais siens. Elle n’est pas déçue : la route est remplie de voitures et de camions, toute une panoplie de clignotants et de sauveteurs et voici même les hélicoptères. Le bruit est à son comble, loin des roulements habituels de la rocade tranquille. Au-delà de la route, parmi les grues et les ferrailles de béton qui hérissent les anciens terrains militaires, un hôtel a déjà allumé son enseigne. Il appelle à la nuit et au confort, tout en participant sans le vouloir à l’attraction colorée du moment. Vite indifférente à l’accident, Tina compte l’argent que lui a donné Guillaume : de quoi dormir dans cet hôtel. Il faudrait suivre le creux de l’herbe, le long des barbelés mais est-ce la bonne idée avec l’accident, toutes ces lumières et ces uniformes, les voitures en feu qui pourraient tomber de la route à ses pieds ? Dans les lumières clignotantes, elle repère un camping-car blanc, le même que celui de Guillaume. Mais ça ne veut rien dire, ce pourrait aussi bien être deux salopards là-dedans. Tina s’éloigne et pénètre dans un bois. Elle trouve bientôt un chemin. Elle a l’intention de contourner tout ce bazar et de trouver un endroit plus loin pour traverser la rocade et revenir ensuite vers l’hôtel. Dormir une bonne nuit lui ferait du bien. Elle bute encore sur des grillages : Terrains militaires. Son cousin lui a raconté son service : Il y faisait des rondes inutiles équipé d’une simple radio face aux dangereux terroristes. L’armée avait plus peur des suicides des appelés que des attaques, alors elle avait retiré aux sentinelles cartouches et arme et n’avait même laissé au sergent qu’un pistolet sans balle. Lors de ses tours de garde dans le camp, le cousin déambulait en récitant des poésies. Il avait raconté tout ça à la petite Tina, en rigolant sauf lorsqu’il évoquait les officiers. Ceux-là revenaient d’Afrique et partaient chez les Yougo, se vantant d’avoir déjà tué de sang-froid des Niaquoués. Ils buvaient dès le matin et jetaient leurs mégots par terre dans les bureaux. Le colonel avait dit dans un cimetière militaire, devant des tombes d’enfants-soldats allemands, « Ils n’avaient qu’à pas venir ici. » Tina laisse ces grillages et trouve un chemin, celui de la Maltière. Une centaine de gens y furent fusillés lui apprend une plaque commémorative. Beaucoup de cheminots et de communistes. Une autre plaque, à côté, annonce un « continuum de vie » écologique – au moins les grenouilles ont-elles la vie sauve. Il est tard lorsqu’enfin Tina a traversé la Gaité. Elle se glisse entre les maisons, les hangars et des ruines d’ateliers, des serres brisées, taguées « 3G » et qui font la joie des herbes. Elle retrouve au-dessus d’elle, beaucoup moins haute cette fois, la rocade. Un certain retour à la normale s’est effectué. Tina pourra bientôt trouver un passage à gué pour traverser la route et revenir vers l’hôtel. Il faudrait juste qu’elle traverse ces cinq voies. Elle poursuit un chemin goudronné qui longe la rocade, juste séparé d’elle par des glissières fragiles. Allons, allons. Un peu plus loin, elle aperçoit une voiture et un homme penché sur le capot. En panne, sans doute. Tina réalise qu’elle n’a croisé personne aujourd’hui, c’est-à-dire personne seul, à pied, hors d’une voiture et regardant autour de lui. La centaine de visages qu’elle a vus étaient soit tournés les uns vers les autres en groupe ou penchés sur soi en famille, soit derrière les pare-brise, au-dessus de leur volant. Tina en conçoit une petite crainte, l’endroit est en fait plutôt désolé et désert, malgré la route toute proche. L’homme paraît peu ordinaire. Il ne semble pas l’avoir vue encore. Il se relève du capot en se tordant bizarrement. Il est grand et mince un instant, avant qu’il ne s’assoit sur l’herbe. Tina ne le voit plus derrière la voiture stationnée. Elle continue de marcher et arrive à sa hauteur. Une véritable décharge de frousse secoue l’homme lorsqu’il la voit. Comme un fil de fer de soudure tordu par la flamme, le voilà qui se redresse et qui dit d’une voie forcée Mademoiselle ? Un rictus de surprise crispe son visage, un énorme coquard noie son œil gauche au fond d’un gouffre bleuté. Son teint est plutôt blafard. Cet homme souffre, se dit Tina, et il est complètement anormal. Il est vêtu d’un frac. Devant la voiture, sur une couverture soigneusement aplatie, un pique-nique est dressé à l’ancienne, pas à la va-vite, avec assiettes, verres et beurrier. Couchées dans l’herbe, deux bouteilles de vin entamées, blanc et rouge. Malgré elle, surprise, Tina s’arrête. Sur le capot est étalée une carte routière. Mais l’homme trouve soudain du ressort et il s’anime. Son visage prend des couleurs et un sourire inattendu, comme d’un pantomime, le transforme en masque de foire. Il est difficile de lui donner un âge, ses rides ne vieillissent pas sa peau souple. Mais sûrement la bonne cinquantaine. – Quelle curieuse et enthousiasmante apparition que celle-là ! Destin et hasard, ô maîtres du spectacle !, voilà que sur la route désertée par la raison humaine, loin de toute poésie, vous levez le rideau ! Roulements de tambour ! Attention, et voici… Une jeune routarde ! Applaudissements, mesdames, messieurs ! Mais… Bof, elle est fatiguée, perdue et affamée… Pas douchée, elle pue ! Elle a peur, elle est prête à tout ! Viendrait-elle chiper mon fastueux pique-nique, les petits enfants ? Drame, nous voilà bien… Tina est abasourdie. Cet homme est fou. Mais comment l’a-t-il dévoilée en un regard ? – Intéressante rencontre, n’est-ce pas Mademoiselle ? J’ignore ce qui vous amène à passer ici à cette heure. Ah, la route ! Moi-même, je… Enfin, moi-même j’ai horreur des autostrades, je ne prends que les petites routes et je reviens de Nantes. Mais c’est difficile à l’heure actuelle les petites routes, vous savez ? Deux jours, et je ne suis toujours pas rendu chez moi à Tihouït… Je me présente : Hector Renaud, pour vous servir. Je… Je suis un peu dans le cirque. – Ah ? Bien, on m’attend… Bonne soirée, monsieur. – Par toutes les vertus du carnaval, attendez, mademoiselle ! Ne laissons pas passer l’occasion : je déteste manger seul et je vois bien que vous crevez de faim ! Je suis ravi de vous inviter. Allons, ne craignez rien. Acceptez l’épisode.


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