La folle équipée

La circulation a repris. Les distances entre les véhicules se distendent et chacun retrouve son espace. Quelques-uns en profitent, comme des insectes vifs, pour se faufiler. Il faut faire perdurer sa nature, énervée ou calme, ici comme ailleurs sinon plus. Martin s’apprête à repartir, tranquille. Il pleut, encore une giboulée, dure, sans doute sur une centaine de mètres à la ronde. Il pleut sur les uns comme il pleut sur les autres chante Martin, il n’est pas pressé. Une chambre d’hôtel l’attend jusqu’à n’importe quelle heure, il peut être ici comme aussi bien là-bas, cent mètres plus loin. Il est l’homme le plus libre des coincés-là dans le ralentissement. C’en est cocasse. Il vit ici après tout, sur la route ! Tiens, il pourrait bien être cette ombre, ce piéton inconscient qui court dans l’espace en pointe entre la route et la future voie d’élan, pataugeant dans la boue. Elle regarde comment traverser, cette ombre, ôte sa capuche, pose son sac un court instant.

Et le grand roman de la vie autorise cela : Martin reconnaît la figure délabrée du vieil homme qui est venu le voir l’autre soir, Maghlout. Klaxon, baisser la vitre. Il lui propose l’abri.

– Hey, Martin ! Où vas-tu comme ça ?

– Je vais monter une usine sur les anciens terrains militaires, à la Courrouze. Guillaume m’a tuyauté, un gros chantier qui commence, plusieurs mois. Toute la menuiserie va se faire sur place. En fait, je vais monter l’atelier qui fera la menuiserie de l’usine qui fabriquera je ne sais quoi au juste. Peut-être qu’ensuite les préfabriqués s’en iront et ce sera un parking. Bref, tout s’enchainera comme ça, c’est super prévu, écolo et tout. Et toi, Maghlout, comment avance ta quête ?

– Dans le bon sens ! Je cours toujours après cette fille. Avance-moi donc un peu vers le sud. Ils passent le long de la Barre Thomas, puis au-dessus de la route de Lorient. Maghlout avoue qu’il n’est pas mécontent de ne pas avoir à traverser à pied, sous la pluie, ce vaste fatras. Il raconte sa visite ce matin à Guillaume. Ils parlent ainsi en suivant le fleuve de voitures. Roule, ralentis, roule.

Mais soudain c’est encore le Styx. Il y a d’abord une camionnette jaune sous la pluie battante avec sur le toit un immense panneau triangle clignotant, cette trinité lumineuse prévenant d’un accident  : « Resserrez-vous, n’allez pas sur les bas-côtés, faites attention, ne roulez pas trop vite ! » Mais cette camionnette est elle-même en feu. C’est un signal un peu moins dérisoire qu’une rangée de loupiotes. Une Mercedes est venue percuter la sauveteuse, puis s’est emboutie sous un gros panneau vert, maintenant tordu lamentablement. La voiture fume, alors on ralentit un peu et on s’en écarte.

On passe.

Juste quelques mètres plus loin, un homme dans son gilet obligatoire tente avec un drapeau de calmer le flot fou des gens qui ont à faire sur l’espace public dans des carrosseries au moins aussi chères que leurs maisons. Leur volonté est sans frein tandis que des gendarmes, sortant de leur bolide après avoir respiré un bon coup et pensé à maman montent au front. Et les pompiers arrivent et se garent encore plus loin, faute de place. Un hélicoptère transporte le ministre qui ne voulait pas arriver en retard et un autre hélicoptère les journalistes qui veulent sans retard photographier le ministre au dessus du drame.

Alors tout ce qui roule crisse sur le bitume coûteux et la vue de Maghlout se remplit de points rouges comme s’il était lui même en hémorragie. Il a très peur, il a vraiment mal au ventre. Il est parmi les fous dans une rivière folle où des saumons frétillent en masse et zigzaguent, remontent dans le carnage vers leur but, gagnant du temps et de l’estime de soi – les Seigneurs. Dans le rétroviseur de Martin, une ambulance du Samu tente de venir au plus près des trois corps sanguinolents extirpés par les pimpons des ruines de l’accident originel, de la première embardée, du premier coup de frein, de l’arrachement de tôle, du détail qui a grippé, les salauds ! Les coupables en trois-chevaux, ils gisent dans leur peine et leur inconséquence. Le réservoir de la vieille voiture fuit et risque d’embraser le tout. Dans un mouvement étonnant, celui du banc de sardines qui sent le danger, la file de voitures s’étire et passe au large. On accélère en ordre. Tous s’arrangent pour passer vite, transiger jusqu’au prochain virage – même si la radio annonce déjà l’accrochage d’une citerne et d’une bétaillère, les cochons agonisant sur la route et dans le gasoil.

L’enfer s’organise sur la bande d’arrêt d’urgence. Il faut redevenir au plus vite normal pour que la dialyse du territoire reprenne. Maghlout est écœuré et il supplie Martin de lui parler.

– T’inquiète, on est arrivés. Je sors tout de suite, à la prochaine.


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