Rocade

Il y a une lenteur inattendue et surprenante dans le paysage. Ralentie, la rocade soudainement bloque d’un côté. Deux longues files de voitures et de camions et de cars s’y trainent en un cortège incongru. Ce qui était voué à la vitesse et le temps calculé au plus juste se trouve pris dans le sablier de l’embouteillage. Du côté intérieur, tout est libre. Du côté extérieur, d’autres véhicules tombent encore dans le piège par les bretelles cachées par des arbres. Il s’en rajoute à chaque seconde. À quoi penser ? Le rire et les pleurs des masques du théâtre, une nasse, une rivière en crue, un tricot, un engorgement électrique, un ralentissement de la matière ? Aucune idée et les gens s’échangent des regards tantôt navrés, tantôt agacés, tous perdus. Puis l’indifférence car ils s’absorbent dans ce qui ce dit ou se chante à l’autoradio, pour une fois c’est passionnant. L’air indifférent car ils sont tous bien sûr au-dessus de ce contre-temps. Indifférents car ils le sont effectivement, la route n’est qu’un lieu de passage obligé, un péage où on paye avec du temps. Désœuvrés soudain, ils accueilleraient presque avec intérêt la main tendue du mendiant, ils prendraient par politesse et d’une main négligée à travers la vitre le faire-part du décès de l’accidenté deux kilomètres plus loin, pour peu qu’on le distribue. Ils forment déjà le cortège funèbre de l’accident mais ça ne les concerne pas. Peut-être certains seraient même excités de cette ignorance même : comment ?, l’ambulance, les pompiers et la police et nous ne sommes pas encore au courant ? À moins que ce ne soit encore ces maudits travaux ! Toujours à modifier la route, qui naguère était si cool ! Les travaux, il y en a tout le temps. C’est un phénomène qui se déplace, imprévisible. Un symptôme constant de bonne santé, mais aussi inévitable qu’un rhume pour les pauvres automobilistes. Comme la météo, les cours boursiers et les flashs info. La route n’a jamais l’air finie, comme si on vivait dans un endroit angoissant qu’il faut toujours bouger. C’est peut-être pour cette raison que pendant les congés on s’en va vers la montagne, la mer, la campagne ? Des paysages stables, protégés, résistants aux travaux. Ainsi ruminent des conducteurs dans la file. Certains remarquent l’hélicoptère et imaginent une chasse à l’homme, comme dans les films et les romans, dont ils seraient les témoins de l’action finale. Mais qui a l’honneur d’être ainsi pourchassé aujourd’hui ? M. Marc pense à sa fille – et à ce qui lui a bien pris de prendre la rocade à cette heure-ci, lui qui connait toutes les statistiques de circulation ? Il compose un numéro de téléphone, comme d’ailleurs une centaine d’autres aventureux de la route autour de lui. Dix kilomètres fois deux voies, au moins cinq cents voitures, au moins mille récits au téléphone perdus pour la littérature. Trop lents, les livres, trop lents ! Martin, lui, s’est rapidement garé sur la bande d’arrêt d’urgence, dès que ça a coincé. Il a coupé la radio et il profite du spectacle. Après tout, un pare-brise et des rétroviseurs, voilà qui remplace bien la télé ! Devant lui passe lentement un camion-citerne, il distingue aussi un mouvement brusque. Une jolie femme n’a pas que ça à faire, elle se faufile ! Martin se recale au fond de son siège. Il se sent si étranger à cette foule. Et pourtant, il est dedans en un sens. Un figurant. Qui prend le temps de regarder. Et parfois ainsi le regard s’étonne : que nous propose-t-on comme idéal ? M. Marc, pas loin de Martin dans l’embouteillage, comprend que l’illusion masque bien souvent la vision : l’intention, la destinée de la route, c’est de rouler. Or la rocade ne roule pas. La netteté et la clarté de l’ensemble, des embranchements, les bornes, les noms bien écrits sur les panneaux, la pureté des courbes des échangeurs, tout cela perd soudain de son utilité. : on ne voit plus l’intelligence qui y a présidé. M. Marc se verrait mal d’ailleurs d’expliquer cette intelligence à chacun des gens bloqués ici… Il se souvient pourtant qu’il a manipulé des tonnes de chiffres, des monceaux de rapports et des prospectives. Il se souvient que tout est parti d’un seul trait sur une carte au 1/100 000e, grossier, tracé comme ça à main levée… et la route a existé. Une idée nette : permettre, sinon le voyage les déplacements, sinon un itinéraire, les flux, sinon l’évitement de la ville ses nouvelles frontières. De nouvelles normes, de nouvelles façons de faire, de nouvelles permissions et de nouvelles restrictions. Bref, le couple vertueux du progrès. Alors oui bien sûr, sous le trait du crayon, la terre mobilisée, les expropriations, les ponts, les sous-ponts, la gigantesque tranchée et des routes secondaires soit rendues aériennes soit tout simplement coupées. Une gigantesque écriture sur la page verte de la campagne et qu’on a nommée « Rocade », comme si Rennes était en guerre. Rocade, c’est un mot de 14-18 !, avait-il plaidé. En arrière du front à l’époque, elle « permettait la circulation des troupes et l’accès au combat grâce à des pénétrantes ». Et ses collègues qui persistaient à vouloir justement des pénétrantes dans Rennes, en plein cœur des prairies Saint-Martin ! Où est-donc la guerre, de quel côté, criait-il ? M. Marc se souvient qu’il a milité et insisté à l’époque pour que toute cette boucle soit nommée sobrement périphérique, comme dans toutes les grandes villes. « Ça fait péripatéticienne », lui répondit-on.