Maghlout rencontre Guillaume

Je comprends fort bien qu’on lui ait mordu la main. Lorsqu’on rencontre quelqu’un de vraiment libre, on se sent soudain bien nigaud avec tous ses voyages et ses projets. – Nicolas Bouvier.

Ce n’est que vers dix heures ce matin que j’ai pu me faire payer de la nuit. Le travail a été fini à six heures comme prévu et la circulation a repris. Mais pour le salaire, trop de papiers s’étaient soudain révélés indispensables, parait-il, dans ce délai. Ça discutait ferme autour du guichet – une simple table de camping, alors j’ai joué des coudes. Et j’ai dit j’ai fait tant d’heures, à tel poste, alors voilà, payez-moi. – Ce n’est pas si simple aujourd’hui, Guillaume, qu’on m’a répondu. Tu vois, c’est un gros chantier qui commence maintenant, le Pont-Lagot. Il nous faut quelques papiers quand même. J’ai pris mon sac et j’ai sorti tout ce que j’avais. L’ancien contrat de travail de Promenade, la domiciliation de Judith, une autorisation de sortie de territoire, ma carte vitale. Mon permis de conduire, l’arrêté du tribunal, la loi, la Constitution, tout ça ! Mais non, les règles avaient changé. OK, laisse-moi voir un peu, me dit le gars. On te connait quand même. – Et comment, j’ai dit ! J’ai bossé, ils ont été contents de me trouver là. Bon, vous me payez et je m’en vais, c’est tout ! C’est alors qu’un petit homme m’a abordé par le bras. Laisse couler, il me dit. Pourquoi on ne serait pas ensemble ? Et il s’est tourné vers le comptable : – Attends deux secondes, tout va s’arranger bien. Et il m’a pris à l’écart : – Je suis Nabab, salut. T’es bon toi, hein ? Je t’ai remarqué cette nuit. Alors rejoins mon petit groupe et tout va vite s’arranger tu vas voir. Tu pourras continuer à bosser sur le Pont-Lagot. – Pourquoi, tu es du chantier ? – Non, pas exactement. Je monte un groupement, tu vois ? Une coopérative, une petite affaire de travailleurs pour… – Au cul le communisme, au cul le syndicat ! – Non, non, tu te trompes ! Au contraire, c’est une sorte de fédération, une solidarité adaptée aux nouvelles formes de travail. Une meilleure façon de dialoguer avec les passeurs d’ordre, de vendre au meilleur. – Au cul aussi ton entreprise ! J’en suis pas ! – Tu comprends décidément pas. C’est comme ça qu’ils discutent maintenant ! C’est comme ça qu’il faut qu’on s’organise et qu’on travaille. On repère un chantier, on aborde, on négocie en force et après on s’assure la répartition. Toi et moi on est du même milieu, hein ? T’as pas de fixe ? Tu loges aussi sur les terre-pleins, non ? Donnant-donnant, et j’en obtiendrai plus pour toi. T’es intelligent. Comme moi, tout pareil. Et si on fait un bon équipage, on gagnera beaucoup plus. J’connais toutes les ficelles du travail, tu sais, tous les trucs, toutes les embrouilles. On ne me le fera plus ! Avec moi, t’auras plus de soucis ! – Je t’arrête. Ça ne passera pas avec moi, j’aime pas les intermédiaires. – Et si ça se passe mal, hein ? Tu pars et c’est tout ? Tu crois que c’est aussi simple ? T’as pas d’ami, tu seras seul. Moi je facilite, tu vois ? J’ai mes entrées. Et je me vois bien avec toi, Guillaume. On est pareils je te dis. – Mais d’abord, comment tu sais mon nom ? – Hé, hé… Allez, viens. – Laisse-moi tranquille. Je suis peut-être con mais ton syndicat, j’appelle cela de la mafia. C’est rétrograde. – Ben mince, alors ! Comment ça rétrograde ? Tu sors d’où bonhomme ? C’est plutôt à la pointe comme système ! Partout en Europe ça se passe comme ça. En Italie, en Autriche aussi ils ont la technique. Bientôt en Allemagne, en Algérie, dans l’Australie et tout ça. Tiens, moi qui revient de Hongrie… – Et bien retournes-y. Je viens de Promenade, moi. J’ai pas besoin de tes services. Salut ! Et je suis parti en lui clouant le bec comme ça. Je n’ai même pas cherché à me faire payer. Mais le comptable m’a rattrapé après et il m’a donné mon salaire. « Tu sais, ça change. » Quand ça arrange, vous savez faire, j’ai conclu, et l’autre, là ? – Bah , que veux-tu… « La solidarité n’existe plus » m’a dit un jour un ami, Jacques, qu’est costaud sur ces questions. C’est vrai. C’est presque plus facile de penser aux Chinois qu’à son voisin de travail. Tant mieux en un sens, tu vois Maghlout ?, on est libre aujourd’hui de choisir ses amis au moins. Voilà, maintenant je vis comme ça. Ma maison est blanche. Un camping-car parmi des caravanes, tous garés sur ce terrain au bord de la rocade. Le soir, lorsque je reviens chez moi, la bretelle de l’autoroute surplombe le camp un bref moment. Je vois ces cubes blanc cru sous le petit ciel orange des lampadaires. Des jouets qui ne seront jamais peints et qu’une main d’enfant aurait disposé là en cercle, en rangées, en colonne. Un enfant préfère construire le jeu et souvent le délaisse ensuite. C’est dans la tête qu’un enfant joue et moi je vis dans la tête d’un enfant qui joue. Les villages anciens avec leurs toits gris, groupés autour de l’église, des deux écoles, du monument, du jeu de boules, du cimetière et des trois ou quatre bars, tout est oublié. Rien de tout cela chez nous. Une forme changeante, coulante, un flux. Here today, gone tomorrow. Alors je range mon camion parmi les mobiles et les caravanes des femmes tatouées, des barbus et parmi ceux que les gens appellent les manouches – par manque de mots. Ils collent ce mot-là sur tous ceux qui voyagent, qui parasitent, les sans-attache, les traitres, les aboule-fric, les hors-sens, les demeurant-partout. Qu’importe si j’en suis pour les gens : ils ne sont pas les gens. Moi je suis un prédateur. Je suis redevenu un prédateur après la fermeture de Promenade. Je suis redevenu celui qu’étaient les gens avant. Je suis la vie, je m’en nourris, je ne la lâche pas. Quand le travail est là, je le suce. Quand il s’enfuit, je le piste vaguement, il n’est qu’une nourriture et je peux rester sans manger longtemps ! Je suis maintenant redevenu un nomade. Je n’ai plus de notion de lieu ni de fidélité. Comme la grande majorité du monde entier, nous ne vivrons pas l’avenir de nos pères ! Eux nos pères et nos mères, leur bonne et leur mauvaise foi se sont conjuguées pour nous préparer un monde mauvais. Nous y vivrons, oui ! Mais rien de ce qui les passionnaient ou de ce qui les divisaient n’a plus aucune prise sur nous. Nous sommes maintenant bien lisses aux idées. L’origine, l’histoire, la famille, le figé, tout cela n’a plus aucune réalité. Tant pis pour eux. Tout ça s’est effondré, tout ça s’évapore. Maintenant, on est des toujours-partis. Alors autour des villes construites en dur pour durer alors que tout change et que rien ne perdure, nous habiterons sur les trottoirs, les terre-pleins, les zébras, les rond-points, les parkings et les bretelles, sur toute la terre qu’ils ont bien involontairement laissée libre. C’est de là qu’on peut repartir plus vite vers les autres zones franches. Étrange vocabulaire, n’est-ce pas Maghlout l’immigré ? Je serai celui qui brûlera le dernier litre de pétrole pour aller ailleurs, dans un nouveau monde, à l’abri, an air-conditionned gypsy… sep – OK, philosophe. Parle-moi de Tina maintenant. – Quand je suis rentré ce matin, elle avait grimpé sur le toit de mon camion. Elle m’a dit coucou !, elle avait bien dormi dans mon nid. Elle a repris les jumelles. Qu’a-t-elle vu ? La voie d’accès à Villejean, peut-être le ruisseau du Pont-Lagot, sans doute le lycée agricole de la Lande du Breil. Viens voir, là. Puis elle est repartie. Elle a promis de me revoir, elle a pris mon numéro et que si elle avait besoin d’un taxi, a-t-elle dit… Je ne sais pas si je vais rester là, lui ai-je répondu. Justement elle a dit. On verra… Et ton Davis, Maghlout, il va m’en vouloir de l’avoir laissée partir ? Il n’a qu’à se déplacer lui-même ! – Non, je marche à sa place. C’est facile pour moi, pas pour lui. Crois-tu qu’elle veuille vraiment partir loin ? T’as t-elle dit où elle allait ? – Les adieux ont été simples. Elle m’a dit « Au revoir camion. » Je ne crois pas qu’elle va s’en aller de suite. Peut-être elle va rentrer. Peut-être quand même elle va partir. – Je ne suis pas avancé avec ça. – Écoute. Oui c’est vrai, on a causé pas mal encore ce matin. Je voulais finalement en savoir plus sur cette gosse. Ce qu’elle voulait. Et puis, un enfant c’est un enfant, hein ? On est obligé de faire attention. Mais j’ai envie de te laisser dans l’indécision comme je le suis, moi. Je lui ai donné mon numéro, alors qu’elle n’a plus de téléphone ! Inch Allah ! Elle décidera. Tout le monde a une histoire, n’est-ce pas Maghlout ? Bien sûr, oui ! Mais j’ai cru jusque tard ce matin qu’elle n’en avait pas. Je me suis trompé longtemps sur son compte mais elle a vécu elle aussi des heures et des jours. Comme moi, comme toi qu’est vieux et comme tous les autres ! C’est là qu’elle m’a ému, tu vois ? Tu diras ça à Davis. Chaque putain de seconde qui passe, pour qui que ce soit, c’est de l’histoire. Pour moi, pour Martin, pour toi ou Davis, pour Judith aussi – ma copine que je ne vois plus. Une fois chaque seconde passée, elle devient un mystère. Des interrogations, des conversations et parfois hélas un passé qui pèse. Mais un moteur aussi : Tina est venue dans mon camion. Tu as croisé Martin, tu viens me voir, tu me parles de Davis, j’ai l’impression que tout le monde est là ! Depuis que j’ai croisé Tina, je pense qu’il faut faire un peu plus attention aux autres, à ceux que l’on rencontre. C’est idiot, hein ? Je l’aime bien cette gosse. Je lui ai donné de l’argent, j’ai cru la protéger. Bon, de toi, elle n’a rien à craindre. Elle est partie par là, au sud, elle va continuer son tour. Avec un peu de chance, tu la rattrapes ce soir. Couvre-toi, ils annoncent de la pluie !