Du haut des Horizons

M. Marc est debout à la baie de son appartement, dernier étage des Horizons, whisky. Strathisla cinquante ans d’âge – plus vieux que ces tours ! Rennes s’expose à M. Marc, comme toujours. Une carte vivante, à l’échelle un pour un, la ville qu’il aime tant. Toute sa vie y est inscrite, quasiment dans chaque rue. Parmi les lumières, il y distingue les lueurs des bougies de ses souvenirs, les spots des chantiers sur lesquels il travaille, les marques rouges des rénovations déjà actées. Celles qui sont l’avenir de la ville. On vit toujours dans un avenir. Lui-même vit les jours qui étaient l’avenir de sa femme, Chantal Moine, défunte. Sûrement cette douzaine d’années, elle aurait voulu les vivre, elle les aurait aimées. Nous les aurions aimées ensemble, Tina, Rennes, elle et moi. Gwenaël Marc n’est pas un habitué du vague-à-l’âme et c’est pourquoi il évoque ce passé sans nostalgie, ce passé à la fois non avenu et pourtant réalisé, d’une certaine façon. Sa vie n’est que création et amour pour sa ville, sa fille, tout ce qu’avait commencé Chantal. Elle était – au tout début quand il était étudiant – sa directrice de stage. C’était à l’agence d’urbanisme et de développement de l’agglomération, comme on disait à l’époque, rennaise. C’était du sérieux. On ne répliquait pas à cette Audiar-là et encore moins à Chantal Moine. La jeune femme y avait un rôle influent, rapidement acquis. Intelligente, compétente, joyeuse, elle impressionnait. Foncièrement acquise au fonctionnalisme dans l’urbanisme et l’architecture, elle en exprimait une vision personnelle. « L’utilité alliée à la liberté », disait-elle. Elle parlait grands ensembles, ZAC et ZUP dans un grand cliquetis de perles indiennes, de bracelets et de breloques qu’elle collectionnait sur des robes très amples. On savait son style de vie libre, elle était bien dans ses années soixante-dix. On avait envie d’habiter les maquettes et même les dossiers des technocrates de l’agence, pour peu qu’elle les présentât. Elle parlait de « la norme, de la non-norme comme espace-création et de l’à-côté de la norme comme lieu-concept. Rennes doit maitriser cette dialectique. Si on le fait, dans cinquante ans, on a gagné ! » Elle souriait en concluant là-dessus, avec des yeux bleus au travers de grosses lunettes d’écaille. Gwenaël Marc était rapidement tombé amoureux. Que trouva-t-elle chez le jeune homme ? Je n’en saurai jamais rien, se dit M. Marc. Sans aucun doute l’intuition qu’il serait un passeur, un transformateur, un innovateur fidèle. Fidèle à quoi ? À propos de ce mariage surprenant, elle répondait par l’explication du coup de foudre. La romance, « vivre par et pour le sentiment ». Personne ne la crut jusqu’à ce qu’elle accouche de Tina. Rennes ce soir semble une ville à la fois lourde et en suspens, comme une campagne en hiver sous un ciel orange allumant la pâle lueur du soleil parti. Subitement l’impression que rien ne nous sera donné de plus aujourd’hui. La ville est calme et ondule lentement dans son sommeil. Elle se tord, elle gonfle, elle bout là-bas comme un lac avec de la fumée sur l’eau. Autour d’elle, des torrents de phares rouge la quittent, quittent le volcan percé et coulent loin dans les alentours. La ville liquide va, déborde, envahit des zones, suinte par ses axes. Les quelques tours commencent à fléchir sous l’ombre et la chaleur, on a l’impression que seuls les habitants les font encore tenir debout. Tout va bien. Un autre verre. – Et oui !, crie M. Marc. Construire. Diriger les fluides, contenir et gérer les pressions. Couler le béton, faire circuler, attirer et retenir. Une construction que menacent toujours des flux, des courants humains et économiques, beaucoup plus difficiles à endiguer que la mer et ses vagues. Non !, Tina n’a sûrement pas quitté Ys ! Avec cette rue Saint-Georges un soir de juin à la lueur des bougies. Le Thabor aux premiers dimanches d’avril. Ces sacs à dos dans la gare sur lesquels bébé ses jeunes parents l’allongeaient. Cet immeuble dont Gwenaël Marc se souvient de l’érection, cet immense trou sous les Lices où il s’était fait photographié en famille, bras dessus dessous aux épaules d’une équipe de cimentiers. Photographié sous les marronniers de la place Hoche, sous l’enseigne des entrepôts Picard rue Saint-Malo. Devant l’Opéra, en face de la mairie, serrant la main de M. Hervé ; là recevant une médaille et les honneurs du préfet. Tous ces hommages, ces onze-novembre, ces huit-mai et ces cinq-août en l’honneur de la libération de la ville par Patton. Tous ces poignards élimés ou ces souvenirs joyeux encore saillants, ignorant du temps qui passe, ces regards aimants et l’éperdue bonté des gens. Tina à n’importe quel âge, vivante parmi tant de jouets, parmi tant d’occasions, prise dans les bras de ces Béninois qui avaient rénové l’école, embrassée par les femmes du Planning familial ou par telle enseignante qui lui trouvait sans flagornerie, au-delà de ce nom de famille si connu dans Rennes, quelques qualités personnelles. Tina est même là dans ces rapports, ces comptes-rendus, ces esquisses, ces affiches, tous ces plans de masse, de coupe ou en cavalière, les gribouillis, les cartes, dans les diagrammes et les camemberts, ces papiers qui s’entassent sur le bureau et vers lesquels se dirige maintenant M. Marc. Tout son amour de façonner la ville, son jardin, la vie. Là où Tina a grandi et a joué, et où elle doit jouer encore ce mardi, jour qu’elle décidé sans école. Et alors ? Gwenaël Marc a confiance.