La balade de Maghlout

Maghlout marche dans la brume. Le bruit des voitures est considérablement assourdi. On entend les chiens des campagnes, quelques bruits des maisons des lotissements. Maghlout a ouvert à demi son anorak et a retiré son bonnet. Tout est apaisé et après l’heure de route, il ressent le bonheur de la marche longue. Celui, physique, de l’effort assumé par un corps au travail mais aussi le plaisir du trajet utile. Maghlout va trouver Guillaume, quelque part autour de la sortie Saint-Malo. Dans les bosquets qui couvrent le flanc du terre-plein, on devine quelques sacs et même des petites tentes, certaines camouflées avec de l’herbe arrachée. Toute une science de choisir l’endroit où dormir. Maghlout ne se lassera jamais de l’ingéniosité des Robinson. Sur la crête, il surplombe le large virage de la rocade qui fuit vers l’ouest et il s’accroupit quelques minutes. Le paysage chasse de son esprit les hommes endormis. Son regard suit les courbes de la terre et les lignes à haute tension, les pylônes et les arbres. Une passerelle bleue saute la route. Des motos passent soudain en furie. Maghlout descend un peu du côté nord du terre-plein pour ne plus les entendre. La campagne de l’autre côté a belle allure. Celle de la pesanteur grasse de la terre humide. C’est une terre qui se méfie de l’air, qui ne fait pas de poussière. Elle est à l’aise dans le brouillard. Elle gît et absorbe lentement les feuilles marron-noir, acides, couches et tas que le vent n’a pas pu prendre. Bien des fois, quand la météo est au sud-ouest, c’est le ciel qui semble vouloir se rapprocher de la terre et les nuages s’allongent et se couchent, roulent sur eux-mêmes. Ils prennent la couleur du bitume et l’esprit des hommes part alors au loin, au-delà des bras de la dépression, dans ces pays où il y a du soleil. Mais leur corps et leur vie restent attachés ici. Aujourd’hui, le ciel et la terre composent un accord de couleurs propre à la nature et à elle seule : des sèches et propres, rendues légèrement brillantes par l’eau et le soleil, délimitées par les bancs lumineux de la brume. Rouge des engins mécaniques, grès des murs, bleu des toits, vert clair des talus et sombre des fossés, gris et rouille des tôles, noir des quatre-quatre et des bâches et des pneus qui les tiennent, il n’y a que très peu du marron des champs retournés. Maghlout remarque l’orange de la trace d’un renard. Tous les traits autour des formes sont marqués, tous les vides de l’horizon sont uniformément remplis du bleu du ciel. Arbres, haies, routes et toits s’y détachent et en perdent leurs volumes. De certains angles de vue, avec les courbes des remblais de la rocade, les aplats des champs, les mamelons des rond-points, les tâches des camions et la ligne déchiquetée d’un vieil arbre, la nature est purement graphique. Par exemple ici une ligne d’arbres est subitement coupée par une quatre voies mais on en suit bien encore le trait, le lancé. Maghlout regarde le présent et voit aussi l’archéologie des arbres. Ainsi le paysage s’écrit lui-même, cherchant à se dire mieux qu’en vrai. Mais Maghlout pense soudain que cette photo n’est qu’un ordre voulu par sa mémoire de vieil homme. Qu’une réminiscence, encore. Déjà des paysages lui ont ainsi littéralement parlé. Les déserts par exemple et le premier d’entre eux : il quittait la maisonnée, la ville et bientôt le Maroc. Était-ce vraiment un choix ? Il avait pris la route par le désert et pas par la route de Tan-Tan le long de la côte. Maghlout se souvient du moment où il s’est dit, encore au seuil de son exil : « Je suis au premier sable du désert. » D’emblée il avait senti ce qu’allait être le chemin, cette traversée, sa fuite. La solitude, la tentation du retour. Il avait marché, l’élément désert empêche très tôt le retour. Comme l’océan, une peine, une longueur, une durée à laquelle se mesure le courage d’un fuyard. Et le désert, écrivant pour Maghlout ses lignes ondulées, le désert lui avait dit : « – Je n’ai rien à voir avec ta peine. » Cette parole avait coulé comme de l’eau tiède dans le corps de Maghlout. Sa gourde fraîche, le keffieh qu’il s’apprêtait à nouer sur la tête, la boussole qu’il serrait dans sa main, toutes ces précautions ne lui parurent plus essentielles. C’est en partant qu’il se protégeait, il ne devait pas craindre de plus grand danger que de renoncer à sa fuite. Et si devant lui il y avait le désert, la solitude et l’inconnu, il ne pouvait pas y avoir de peur. – Je n’ai rien à voir avec ta peine. Je suis neutre. Difficile mais sans animosité. – Oui. Par ces simples lettres le désert n’était plus une prison mais une route, le désert n’était plus l’impossible mais le passage. Ce qu’on accepte ainsi devient le petit lait de l’existence. Maghlout alors avait bu de ce lait. Le Maghlout d’aujourd’hui éclate de rire : avoir traversé le Sahara, l’Atlas, enjambé Gibraltar, s’être moqué de Franco et des gabelous pour se tenir ici ! À courir après une fille inconnue, sans doute déjà rentrée chez elle ou déjà partie loin ! Mais Davis est un curieux ami à qui on ne refuse rien. Et puis, Tina, « ne te sens déjà tu pas proche d’elle ? » lui avait-il dit. En bas du terre-plein, au bout d’une petite route coupée par la rocade, deux hommes récupèrent de l’acier sur la carcasse noircie d’une épave brûlée. Sur le haut, à une centaine de mètres, une voiture débouche d’une passerelle. Bleue, banale, deux hommes costauds habillés de noir. Des gendarmes. Maghlout les laisse passer puis franchit la route par la passerelle. Il reprend sa belle après-midi de marche. L’étape est maintenant une immense ligne droite. À travers les bouleaux, le long des sapins, montant et descendant au gré des levées de terre. Devant lui s’ouvre d’abord une perspective créée par la tonte récente du plat au milieu du terre-plein, entre deux rangées d’arbres. Gandais le paysan, s’il marchait là, comparerait peut-être ce couloir aux chemins creux de sa jeunesse qu’il y avait partout dans la campagne alentour et sans doute ici même, sous les pieds de Maghlout. Pour peu qu’on s’essaye à l’histoire des champs. Ce sont maintenant les chemins des paysagistes, celui du jardinier ou des gendarmes – l’espace de tous les gens à gilet fluorescent. Vert, jaune, orange. La terre est meuble sur ce plat, il n’y a pas de bâche ou de pierres. Maghlout sent ses pieds s’enfoncer dans l’herbe et aucune pensée inquiète ne gâche son plaisir. Il reprend peu à peu conscience de son poids, de son appui sur le sol humide et de ses traces. Maghlout sent la terre plier sous lui. Il pense comme il a déjà pensé il y a des centaines de milliers d’années qu’il est le Premier. Que la Terre gardera l’empreinte en creux de sa volonté. Qu’on retrouvera peut-être un jour le fossile de son pied, de son intention de marcher devant suivant ce qu’il croit vrai ou ce qu’il croit faux. Un peu comme M. Robert dont Martin lui a conté la longue histoire – elle commence au 19e siècle ! Un marcheur têtu lui aussi qui aurait sûrement remarqué l’âme heureuse de ces humbles bosquets, le discret accompagnement d’un oiseau et qui aurait exprimé un peu joliment « un indicible sentiment universel, une sensation de gratitude qui jaillit puissamment dans une âme en joie ». Le chemin se termine en pente douce et Maghlout se tient à l’abrupt d’une route qui s’engouffre dans un tunnel sous la rocade. Il sait qu’à partir de là, l’itinéraire sera moins facile. Il franchit les ponts au-dessus du canal et du train, les pointes nombreuses des remblais autour de la sortie 13. Il marche lentement en contrebas de la route. Enfin une dernière montée l’amène franchement en haut de sa destination. Il s’arrête là et prend ses quartiers. Ce n’est pas la première fois qu’il dort ici. Rien ne presse. Il s’assied. Il devine à travers les maigres branches des buissons l’agitation qui commence du côté des travaux. Car le soir descend et, avec lui, le repos. Le soleil est bien à l’ouest et, à la hauteur qu’il a ce soir, basse, on doit pouvoir être ébloui pour peu qu’on soit sur une des nombreuses rues de Rennes qui suivent l’axe est-ouest. Maghlout essaye de visualiser la ville où pourtant il n’a jamais mis les pieds. Davis lui en a souvent montré les cartes et il a l’air d’y trouver une réelle signification. Pour lui, Rennes est comme un temple dédié au soleil. Il entre certains jours en un rayon exact et place la ville au sein de l’univers entier ! Délire d’adolescent gavé de films et de jeux vidéo ? Non, car Davis lui a aussi raconté : En haut d’un escalier de la gare, regardant les quais un jour comme celui-ci, j’attendais. Une petite fille attendait aussi mais, pour ne pas rester seule, jouait sur les marches en aluminium pas loin de sa maman. Elle demande à sa mère : « C’est de quel côté, Paris ? » La mère attendait aussi mais pas de la même façon, elle devait être très inquiète, agacée, égarée car elle répondit ainsi à la môme d’un ton très énervé : « Mais enfin, Paris c’est là ! » Et elle désignait de son bras tendu le soleil qui se couchait exactement dans l’axe des rails, vers l’ouest. Le train, oui, Maghlout l’a déjà pris. Mais il se souvient plutôt des gares. Il y a longtemps. Ce fut facile en France, il allait vite, de quai en quai parmi les autres voyageurs qui s’étonnaient de son allure. Mais ils avaient besoin à l’époque de bras, de main-d’œuvre et le Maghreb, pour la majorité d’entre eux, c’était la France après tout. Ils haussaient les épaules. Des lumières s’agitent. Maghlout sort de sa rêverie. Dans le large virage et ses multiples lacets, des camionnettes et des voitures viennent se garer derrière les barrières et des signalisations en plastique dur. On prépare un déroutage. On a ouvert des grilles. Les engins s’allument et chauffent. Là-bas, autour de braseros, des hommes avec des gilets et des casques fluorescents s’assemblent. Ils attendent l’heure : il y a encore les deux lignes de voitures. Puis ces hommes envahiront la moitié de la route pour l’opération de chirurgie routière. Des camionnettes créeront un bouchon mobile pour inaugurer sans danger la dérivation. Et puis après, dans quelques jours, le sang circulera mieux. Des talkies-walkies crépitent. En attendant, Maghlout a attiré son sac et en sort son repas. Calé au tronc d’un peuplier, pas très loin d’un terrier et d’une herbe de la pampa – elle aussi s’est échappée et elle s’en trouve plutôt bien, Maghlout est enchanté de ce voisinage. Cette fois les hommes s’agitent, on leur assigne des postes, les talkies hurlent. Un hélicoptère survole la zone, les pompiers sont là, un journaliste aussi. Alors que les engins démarrent et que leurs fumées chatoient à la lumière des groupes électrogènes, un convoi de camion-goudron arrive et freine en haut de la bretelle. Maghlout range avec soin ses affaires. Juste de l’autre côté de la butte, il a repéré un lit de feuilles. Il y tire son sac, bâche en dessous, déploie une couverture. Puis, comme on regarde distraitement une série à la télévision, il jette un œil au début de la nuit de travaux. Enfin, heureux de sa journée, il se couche. Il aura quelques points douloureux dans son vieux corps demain. Du chantier, il n’a désormais qu’un bruit assourdi, quelques coups de sifflets et des accélérations de moteurs lourds. Au-dessus de lui, des vagues lueurs, parfois une odeur de gasoil brulé. Il se réveillera le matin à l’âcre atmosphère du bitume fondu. En contrebas, Guillaume installe des projecteurs blancs. C’est parti pour la nuit. Il repense fugitivement à Judith, sa « fiancée » comme on dit, à son diplôme d’ingénieur abandonné, à son camion et à Tina qui y dort peut-être. Il sourit, que faire d’autre, la journée de travail a commencé.


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