Davis

Ce matin, Davis a fait un aller-retour à hôpital Pontchaillou, comme tous les mardi. Encore une fois, il a filé à toute allure sur la rocade Nord. De la camionnette-bus « handicapés » de Momo, par la fenêtre arrière, à travers les deux rails pour les fauteuils roulant relevés, il a vu comme dans un film les séquences de terre rythmées par les ponts et leurs piles taguées. Davis a remarqué qu' « Azote » était passé ce weekend refaire ses chromes sur les piles des ponts. Ça lui a fait plaisir. Davis était derrière en position semi-assise, sanglé. Il demande toujours à Momo de bien le serrer et d’aller vite. Il a ainsi moins l’impression de vivre le transport d’un corps, un transfèrement utile qu’à la maladie.

Souvent lors de ces trajets, Davis croit surprendre son ami Maghlout, debout dans la végétation des terre-pleins. Immobile, invisible et prompt à la disparition, comme un cerf à la lisière de la forêt. Il est là, il n’est plus là, était-ce un rêve ? Où es-tu, Maghlout ? M’as-tu vu passer dans mon fier camion ? Qu’importe. Si tu marches, je marche. Rien n’est perdu si tu es en mouvement. Et puis…

Mais le téléphone sonne et Davis décroche. Il est de retour chez lui :

– Bonjour mon chéri, ton papa et moi nous sommes retrouvés au Mans. Un café et on arrive. Et nous avons quelque chose à t’annoncer, une surprise !

Alors Davis monte à son étage. Il regarde toutes les machines qui clignotent devant lui. Il va falloir tout éteindre dans l’heure et demie qui vient pour, difficilement, descendre l’escalier et embrasser ses parents.

Un plein écran en carte avec les GPS des copains dont Davis suit ainsi les déplacements. Momo l’infirmier, Pascal le livreur ou Ozone le peintre. Un autre avec tous les logiciels de musique, l’émetteur-récepteur d’ondes courtes, son ordinateur portable avec ses devoirs. Tout ce qui est en papier ne clignote pas mais il faudra les laisser aussi. Livres, cartes, partitions, gribouillis. Son compte Tweeter qui sera muet, mettre le statut « occupé » sur Facebook ou Skype et ses messageries.

Davis vit la plupart du temps seul dans la grande maison. Les Mane ont chacun un métier qui les mènent dans beaucoup de déplacements, dans beaucoup d’occupations, dans beaucoup de responsabilités. De temps en temps, principalement le weekend mais pas forcément, ils posent leur sac chez eux. Ils signent les bulletins et les factures des cours à distance, vérifient les radios et les analyses médicales de Davis. Il a souvent prévu, commandé et fait livrer les courses. En vrai quand sa mère revient car elle aimera consacrer du temps à faire la cuisine ; en faux quand il n’y a juste que son père car celui-ci finira toujours par trouver plus simple d’aller au restaurant ou de faire venir des sushis.

M. et Mme ne montent jamais à l’étage. Ainsi, c’est en bas que Davis range toutes les traces et justifications de sa vie. Celle-ci est rythmée par les visites à l’hôpital ou chez des spécialistes, avec Momo. Voilà pour les déplacements. Sinon, les cours du lycée (la seconde, Davis a pris une grosse année de retard au collège). Puis visiter, écouter, surveiller le monde qu’il soit proche ou lointain. Par exemple quelqu’un comme Tina. Faire l’hôte de luxe quand un copain vient, ce qui est rare, ou quand Maghlout passe, ce qui est un peu plus régulier. La maison est un des toits du Marocain. Mme Félicie la nettoie trois fois par semaine.

Davis se tient très souvent derrière les grandes baies vitrées du salon. Il passe de longs moments à regarder la campagne et à penser devant les travaux qui avancent là-bas sur la départementale 97. Ou simplement devant les saisons. Lorsqu’il entrouvre une baie et fait un pas difficile sur la terrasse en caillebotis, le vent orienté plutôt nord ou plutôt sud lui apporte des sons différents – qu’il s’empresse de copier en musique. Le roulement de la rocade, des hélicoptères, le silence du terrain de golf ou les bruits du travail dans les jardins ou dans les ateliers. De l’autre coté, les tracteurs et les bêtes, quelques bouffées d’odeurs de forêt, les camions, les mouettes et même parfois la mer. Et la nuit, les lumières et les étoiles.

Bientôt la voiture de M. et Mme Mane se garera. Davis range, éteint, met au propre et entreprend déjà de redescendre prudemment l’escalier. Il en rajoute toujours un peu dans sa claudication quand ses parents sont là. Peut-être leur parlera-t-il d’une copine qu’il voudrait revoir ?